Main photo Le Royaume emmuré

Le Royaume emmuré

  • Par CODAN
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[Prologue]

— Vite, dépêche-toi ! 

Phébus soupira, relevant sa toge d'un doré étincelant et accélérant la cadence pour suivre Beyla, dont la chevelure rousse virevoltait derrière elle. Son amie évita de justesse Nyx qui descendait faire son oeuvre dans le Monde d'En-Bas, et Phébus s'excusa auprès de l'esprit de la nuit à la place de Beyla. 

— Phébus ! 

— J'arrive ! 

Leurs sandalettes claquaient sur le sol de pierres usées par les passages journaliers depuis des siècles. Phébus reprit sa respiration au moment de passer la porte qui refermait le grand cloître, tandis que Beyla remonta son étole pourpre sur ses épaules nacrées. Elle joua des coudes parmi tous leurs frères, cousins et autres pour arriver le plus proche possible du centre, où deux êtres s'affrontaient au-dessus d'une table de jeu. Les joues de Beyla étaient rouges de l'effort qu'elle venait de fournir, et ses yeux pétillaient d'excitation. En arrivant enfin à sa hauteur, Phébus lui chuchota à l'oreille : 

— Tu vois, Titus n'a pas encore joué. 

— On aurait pu le manquer ! 

— Ça fait des décennies qu'ils n'ont pas bougé...

— Arrête de râler, veux-tu ? Il n'y a rien d'autre pour nous distraire, ici.

Phébus soupira. Elle avait raison.

Il soufflait un agréable air d'été dans le grand cloître, faisant paresseusement danser les buissons de roses de provins dans un calme idyllique. Seul le bruit du vent dans les feuilles de l'antique platane perturbait le silence. L'atmosphère, comme d'habitude, était divinement reposante, mais ne touchait que très peu les figurants de cette scène. Après tout, ils y étaient habitués.

Le Monde d'En-Haut s'était réuni autour de Lumen et Titus depuis bien trop longtemps. Si au départ, cela constituait une attraction dont ils avaient tous besoin pour échapper à l'ennui d'une existence immortelle, cette immobilité dont les deux joueurs faisaient preuve commençait à devenir... mortellement ennuyeuse. Le regard de Phébus tomba sur Melchior, maître des Eléments, affalé sur son fauteuil du premier rang, l'air complètement déprimé, lui qui d'ordinaire était vif et enjoué. Il aimait bien Melchior. Des quatres Primordiaux, il était le seul avec un tant soit peu d'humour. Le teint cuivré de la peau du dieu était presque livide d'ennui, même l'orange de son sherwani et toutes les couleurs des pierres précieuses ornant ses bijoux clinquants semblaient avoir perdu leur éclat. Melchior échangea un regard las avec Dantia, à ses côtés. La déesse rejeta en arrière l'une de ses longues mèches lisses dans un geste plein de lassitude, faisant tinter ses buyaos puis épousseta le flamboyant kimono de soie rose brillante qui embrassait sa fine silhouette comme un étau,. Le moindre geste de la déesse avait quelque chose d'hautain, comme si être la maîtresse des Destinées d'En-Bas la rendait irrémédiablement supérieure. Quelle garce. Phébus vit que Melchior observa ensuite l'épée qui pendait à la ceinture de Titus, seul ornement précieux dans tout l'accoutrement sévère du Premier Dieu, comme s'il avait la sérieuse envie de se la planter dans le ventre.

Les yeux noirs et perçants de Titus ne quittaient pas le plateau, avec un calme magistral, immobile telle une statue depuis bientôt une dizaine d'années. Une aura sombre entourait sa grande silhouette sèche habillée d'une austère robe de bure noire. La simplicité de ces vêtements ajoutait encore à la sévérité de son allure.

— Mais quand est-ce qu'il va jouer bon sang...

— Quand je te disais que rien ne servait de courir, chuchota Phébus après avoir poussé un soupir.

Beyla ne releva pas, captivée par le jeu immobile de Titus et Lumen. Phébus jeta la tête en arrière pour observer sans le voir le ciel changer de robe en endosser des couleurs crépusculaires. Autour d'eux, les esprits de la nuit commencèrent à sortir les uns après les autres et quittèrent le grand cloître, froissant leurs délicates étoffes chatoyantes dans leurs mouvements, alors que les esprits du jour, comme Beyla et lui, prenaient leur place. Les fleurs de lune s'ouvrirent une à une en quelques secondes, diffusant leur douce odeur sur le jardin emmuré. Cette idée arracha un sourire ironique à Phébus. Ils étaient emmurés, eux aussi, comme les hommes dont Lumen et Titus se disputaient le sort.

Mais au moins eux, les simples esprits, pouvaient sortir d'ici de temps en temps. Melchior et Dantia, les deux cadets des quatre Dieux Primordiaux étaient prisonniers ici. Melchior avait prêté son plateau de jeu à Titus et Lumen, tandis que Dantia, maîtresse des Destinées, avait mis son dé à huit faces à leur disposition. Pour une fois, Phébus les plaignit, eux ces quatre Dieux à l'origine du monde et de tous les êtres qui le peuplaient, si puissants, réduits à être le divertissement de tous les esprits qu'ils avaient créés.

C'était au tour de Titus de lancer le dé et de bouger ses pièces, mais le dieu des Ténèbres n'était pas pressé. Il enregistrait la position du jeu de Lumen, et ses yeux noirs de nuit, contrastant avec son teint d'une pâleur de mort, ne cessaient d'étudier le terrain et de revenir sur les différents pions de sa sœur. En face de lui Lumen, déesse de la Lumière, était légèrement plus agitée. Étincelante dans son immaculée robe taille empire, dont la finesse du tissu laissait percevoir sa peau d'ébène,  elle ne cessait de regarder son frère, puis la place de leurs pions sur le plateau, avant de revenir sur son adversaire. Autour d'eux, la foule chamarrée des esprits du jour commençait à s'impatienter, faisant tinter bracelets, bagues et colliers au moindre mouvement. De tous les êtres présents ici, Titus et Lumen étaient les plus simplement parés, comme si le charisme qui émanait naturellement d'eux suffisait à prouver leur supériorité sur tous ceux qui les entouraient.

— Je préfère quand c'est au tour de Lumen de jouer, râla Beyla. Elle est plus expressive.

— Tu t'attends à quoi venant de la part du dieu des Ténèbres ? Au moins, ces mouvements sont toujours intéressants.

Dans un geste quasiment imperceptible, les doigts de Titus appelèrent le dé de Dantia qui glissa jusqu'à sa main. L'assemblée divine retint son souffle, quelques esprits, qui s'apprêtaient à faire leur travail nocturne, revinrent pour enfin voir le jeu évoluer. Le dé à huit faces retomba sur le chiffre deux. Titus avait le droit à deux manœuvres sur sa sœur Lumen. « Plutôt faible, comme score... » pensa Phébus. Seulement, les fines lèvres du dieu se tirèrent en un très mince sourire. Apparemment, c'était amplement suffisant pour Titus. Les sourcils de Lumen se froncèrent, creusant des rides éphémères sur sa peau d'ébène, et ses yeux d'une pure blancheur s'accrochèrent aux pièces noires qui se mouvaient sous l'ordre du doigt de Titus. Dans un léger bruissement de tissu, Titus reposa son poignet sur le bord du plateau, laissant la large manche de sa robe sombre pendre élégamment. Toute l'attention se reposa sur Lumen, déesse de la Lumière, qui releva le menton, comme si son frère venait de la provoquer. Le mouvement fit danser sa sombre chevelure indomptable et crépue dans son dos habillé de blanc. Elle ne dit aucun mot, muette depuis des siècles, mais elle plissa ses lèvres pleines et observa à son tour le plateau de Melchior.

— J'espère qu'elle va être plus rapide à jouer...

— Ne t'attends à rien cette nuit, Beyla.

©Thomas Dubois


CODAN
CODAN

Autrice en herbe qui se perd dans le labyrinthe de ses idées, Coralie de son vrai nom est toujours surchargée et manque de temps sans arrêt. Mais elle pense à respirer de temps en temps.

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