Main photo Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 12)

Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 12)

  • Par Mortuus
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  Un peu après La Terre du Milieu, j’ai enregistré un CD en solo. Le projet est né de ma rencontre avec Fredy K, membre d’ATK, un groupe célèbre de l’underground. Un ami du XIXe arrondissement nous a présentés. Fredy était un Camerounais, toujours très souriant et positif, infatigable blagueur. Apprenant que je faisais du rap, il a voulu, par curiosité, écouter un morceau. Il a eu un tel coup de cœur qu’il a sur-le-champ décidé de me prendre en main et m’a ouvert les portes de son studio. Il est devenu mon producteur. En dehors de mes proches qui m’encourageaient, il a été la première personne à miser vraiment sur moi. Le projet consistait en un maxi d’une dizaine de titres, intitulé Pour ceux qui dorment les yeux ouverts. Nous avons mis en place un vrai planning de travail, avec rendez-vous dans son studio plusieurs fois par semaine, dans le quartier de Stalingrad. Je lui dévoilais mes idées de titres. Il me guidait et m’épaulait, tout en me laissant une totale liberté artistique. Ses conseils se cantonnaient à : « Ça, c’est ton single. Ça va être lourd ! C’est ce clip-là qu’il faut faire », ou : « Alors, avec qui aimerais-tu faire une collaboration ? » C’était lui qui m’enregistrait, qui jouait les ingés son, qui mixait. Il faisait tout. Il en rebattait les oreilles de ses amis à longueur de temps : « Je suis tombé sur un petit qui va vraiment faire mal ! Il a un de ces potentiels ! » Il y croyait à cent pour cent et voulait que ça explose.

  L’aspect financier du projet était assuré par Steve Noko, un émigré congolais du réseau de mes parents, un peu plus âgé que moi. Noko signifie « Tonton ». Bien que nous n’ayons pas de liens de sang, nous étions si proches que je le présentais partout comme mon cousin de cœur. Sa fortune venait du deal, qu’il réinvestissait, en quelque sorte, dans le mécénat artistique. Je le voyais tous les jours. Il était ambitieux, mais posé, très à l’écoute. Il venait chez Fredy superviser et suivre l’avancée des enregistrements. Le projet terminé, il fallait le dupliquer : c’est là que Noko est entré en jeu. Il a mis l’argent pour faire presser les CD, essayer de me placer dans les bacs et rencontrer les maisons d’édition. Le jour où les cartons sont arrivés, ce fut l’extase. Je me voyais déjà au sommet, signé et reconnu, sur Skyrock, sur Booska-P ! J’ai déchanté très vite. J’avais un CD entre les mains, mais le monde de l’industrie musicale, des maisons de production, des réseaux de distribution, de la Fnac, Carrefour ou Auchan, m’était encore totalement inconnu et fermé.

  Démarcher des maisons de disques est une école de l’humilité. Sur place, entre des murs placardés d’affiches des rappeurs qui cartonnent, toute la fourmilière est bien trop occupée à préparer les têtes de gondole de tel ou tel artiste pour faire attention à toi. Tu n’es rien, et on te le fait sentir.

  Notre premier rendez-vous eut lieu chez Musicast, une maison qui distribue pas mal d’indépendants. Leur réponse a été sans appel : « Nous n’aimons pas, il n’y a rien de spécial. Nous n’allons pas risquer de fonds sur vous, nous préférons nous concentrer sur des artistes plus confirmés. » La rencontre s’était si mal passée que, quand le patron de la boîte a rejeté mon projet, je me suis presque excusé : « Aucun souci, ce n’est pas grave du tout… » Chez Bombattak Recordz, un autre label de rap indépendant, on nous a fait courir à droite à gauche pour des rendez-vous toujours annulés au dernier moment : « Rejoignez-nous à tel resto, on est en train de déjeuner. » Nous arrivions dare-dare. « Oh, on a fini de bouffer, on reporte, désolés. » La fois suivante : « En fait, envoyez-nous votre machin par e-mail. Ah, je n’ai pas encore écouté, je suis en vacances. Mais quand je rentre, j’écoute ! OK ? On se voit mardi prochain ! » Et ainsi de suite. Il n’y avait évidemment jamais de mardi prochain. Au bout du compte, nous avons dû déposer le CD dans une sandwicherie grecque pour que Ben, le directeur artistique, vienne le récupérer et l’écoute. Faut-il préciser qu’il n’y a jamais eu de suite ? Enfin, d’autres, comme Negative Music, nous ont purement et simplement claqué la porte au nez.

  Fredy K, infatigable, poussait toutes les portes, mais son influence n’a pas suffi. Au bout du compte, Pour ceux qui dorment les yeux ouverts n’a lui non plus jamais vu les bacs. Comme La Terre du Milieu, nous l’avons vendu dans la rue, pour faire monter le buzz par le bouche-à-oreille. Bien que confidentiel, il a connu un succès d’estime. Aujourd’hui, les CD d’origine sont devenus des collectors introuvables. Derrière une pochette très sobre, en blanc et rouge, le livret contenait des dessins et quelques photos. Artistiquement, c’était un projet sombre qui reflétait ma vie d’alors, un ensemble cohérent conçu comme plus qu’une simple juxtaposition de morceaux. J’ai gardé une affection particulière pour cet album, de son niveau d’écriture très pointu au charme du mixage amateur, mais je ne pourrais plus chanter ces sons aujourd’hui. Ils sont trop liés à cette période invivable où je cascadais de-ci de-là, aussi perdu qu’une bille de mercure.

  Fredy, au bout d’un moment, a continué sa route. Il ne pouvait pas éternellement vivre pour moi. Entre nous, il n’y avait rien de contractuel, et nous nous sommes un peu perdus de vue. Sa mort deux ans plus tard, percuté à moto par un camion, m’a profondément choqué. J’ai eu du mal à l’accepter. Comme toujours dans ces moments-là, les gens te rappellent à quel point la personne a cru en toi, a espéré ton succès, t’a aimé comme un frère.

  Côté Sexion, tout restait à conquérir. Nous avions franchi les limites du quartier grâce à La Terre du Milieu, mais le monde, la galaxie, l’univers devaient être notre nouvelle frontière ! Mille CD n’avaient pas suffi, enflammer le Batofar non plus. Il nous fallait une stratégie neuve.

  La reconnaissance de la rue était toujours notre but. Nous avons redoublé d’efforts, sillonnant Paris et la banlieue à la rencontre d’autres rappeurs, pour des freestyles improvisés. Peu à peu, nous nous faisions connaître, mais cela nous semblait lent, si lent… L’avènement d’Internet et des premiers réseaux sociaux changea la donne. Le potentiel de ce vivier surconnecté était évident. Nous avons ouvert des comptes sur tous les sites. Chaque semaine, nous postions des vidéos de nos freestyles sur le tout jeune Dailymotion et nous les relayions sur Skyblog, Générations, Myspace, MSN, etc. Dès qu’un nouveau réseau apparaissait, nous le colonisions. L’afflux croissant des commentaires nous servait de baromètre.

  Nous commencions aussi à apparaître sur de petits sites de rap pour initiés, mais les plus gros demeuraient hors d’atteinte. Le numéro 1, l’incontournable, c’était déjà, sans conteste, Booska-P. Apparaître sur Booska-P permettait de se faire connaître de toute la scène rap. C’était un Eldorado inaccessible. Son fondateur, Fif Tobossi, un jeune homme du 91, proche du rappeur Ol’ Kainry, était un puriste et un connaisseur incorruptible. Ses choix ont toujours reflété ses seuls goûts et convictions. Jamais il n’aurait mis en ligne un son ou un artiste auquel il ne croyait pas.

  Notre manager Jiba Jiba, qui prenait souvent le même RER que lui, vers les Ulis, l’assaillait dès qu’il le voyait et profitait du trajet pour lui vanter en long, en large et en travers les mérites de la Sexion d’Assaut. Il lui confiait nos CD. Fif allait-il les écouter ou jouer au frisbee avec ? Nous ne le savions pas trop. Quand Jiba Jiba a fini par déclarer forfait, Adama a pris le relais comme porte-parole, poursuivant Fif à coups d’e-mails, d’appels et d’embuscades où il lui mettait d’autorité nos MP3 dans les oreilles ! Pendant des années, nous lui avons ainsi couru derrière sans succès.

  Fif n’accrochait pas à notre groupe et à notre musique.

  En attendant, nous poursuivions notre odyssée sur le Web. Avant Internet, la musique était seule messagère : personne n’avait besoin de voir les artistes. Ce nouvel outil rendait au contraire nécessaire le travail d’une image, d’un personnage. Le casque de Black M, la casquette de Lefa, le chapeau d’Adama, mes lunettes, n’étaient pas à l’origine des choix délibérés, mais des éléments épars de notre style. Quand nous avons vu que cela pouvait sculpter des personnages sur mesure, nous avons optimisé et joué dessus.

  On m’a souvent demandé : « Pourquoi les lunettes ? » En réalité, avant mes paires de solaires, j’arborais même, quelquefois, de fausses lunettes de vue, qui me donnaient un air d’intello ! Il nous arrivait à tous, comme tout le monde, de porter des lunettes de soleil, mais sans en faire un principe. Or, il s’est trouvé que, sur plusieurs vidéos d’affilée, j’étais le seul à en avoir. Un commentateur sur Dailymotion, qui ne connaissait pas mon nom de rappeur, s’est référé à moi comme « l’homme aux lunettes noires ». La suite est partie de là, tout bêtement. Ça m’a plu. Je me suis vu dans la peau de « l’homme aux lunettes ». Ensuite, je me suis efforcé d’en avoir toujours une paire sur moi. Ce n’étaient pas des Ray-Ban, mais des lunettes de marché, de la camelote vendue au Sacré-Cœur… des lunettes d’assassin ! On me complimentait : « Ah ouais, c’est vrai que ça te va bien ! Ça pourrait être un style ! »

  En quête de mon look, j’ai aussi traversé pas mal de styles capillaires. Je n’ai jamais eu d’afro, mais les cheveux longs, les cheveux rasés, les cheveux jaunes… La dernière phase, assortie d’une paire de diams aux oreilles, a duré longtemps. J’en étais assez fier. Les premières couleurs furent l’œuvre d’un salon de coiffure, mais ensuite, j’achetais les pots et faisais les teintures moi-même, à la maison. Quand je m’en suis lassé, le produit était tellement tenace qu’il a fallu attendre que les poils tombent.


  L’évolution de mon style musical remonte aussi à cette époque. Pris entre deux influences depuis mon enfance, entre les mélodies de la rumba à la maison et les rythmes du rap pur et dur, j’avais clairement choisi ma voie, depuis la fondation de Double Sabre avec JR. La conscience que ma force de rappeur pouvait aussi provenir du chant est arrivée tard.

  En mimant Pavarotti au spectacle du centre de loisirs, je m’étais découvert un petit talent, comme ça, en passant. Quand les gens me disaient : « Mais tu as une voix ! », j’étais flatté, bien sûr. Mais ce n’était rien, tout juste une imitation. Je rejetais ce don, qui n’était à mes yeux que de la comédie. Dans la foulée, j’ai découvert le rap, avec l’association du IIIe. Chanter Pavarotti ? Triplement hors de question ! Il y avait un flow à travailler, des rimes à ciseler et des rythmes à peaufiner. Pourtant, on m’a souvent conseillé : « Va prendre des cours de chant ! Il faut vraiment que tu en fasses quelque chose. » Mais je me bouchais les oreilles. Tout au long de mon parcours, j’ai refusé de chanter. Un rappeur, ça rappe. Point final. Quand j’ai rencontré mes acolytes de la Sexion, j’en étais là. Les petites mélodies qu’il m’arrivait de composer pour les refrains étaient appréciées, mais je n’osais surtout pas pousser l’expérience : « Non, non, je ne peux pas ! Ce n’est pas moi, ça ne me ressemble pas ! »

  Lefa et Adama ont joué un rôle décisif dans le tournant. Je crois que, sans eux, je n’aurais jamais réussi à me libérer. Ils aimaient ma voix et, malgré ma rengaine : « Je ne suis pas un chanteur, je ne suis pas un chanteur… », ils me poussaient à explorer cette piste. On ne trouve encore rien de tel sur La Terre du Milieu, mais dès Le Renouveau, je me suis lancé. J’ai commencé à prendre confiance sur L’Écrasement de tête, et pour L’École des points vitaux, je me suis, enfin, vraiment lâché. À tel point qu’aujourd’hui, je suis presque plus connu comme chanteur – un chanteur urbain – que comme rappeur !


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