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Encre Nocturne   

Là où vont les statues brisées - 3 - La petite fille qui embrassait les statues

Cornedor | Publié le sam 16 Sep 2017 - 14:39 | 1413 Vues

- La petite fille qui embrassait les statues -

 

 

 

 

            Lumi n'aurait vraiment pas dû faire ça.

            Elle n'aurait vraiment pas dû se cacher sous le tas de draps blancs qui avaient servi à couvrir les sculptures.

            Elle n'aurait vraiment pas dû ne pas répondre à l'appel de ses parents, quand ils avaient quitté l'Atelier avec les autres, et qu'ils étaient finalement partis en pensant la retrouver dehors ou devant la maison.

            N'aurait vraiment pas dû ne pas… Aurait vraiment dû..

            Zut, c'était bien trop compliqué de bien parler.

            Bien trop de bien…

            Il fallait que Lumi arrête de penser à ce qu'elle pensait, sinon elle allait vraiment finir par penser n'importe quelle pensée.

            En même temps, si seulement ces statues pouvaient se mettre à bouger, elle s'ennuierait beaucoup moins et elle arrêterait de penser tout le temps.

            Parce qu'évidemment, si la petite tête brune de Lumi, aux cheveux drus et coupés à la garçonne, avait disparu de la foule pour venir se cacher dans les replis des grands draps, ce n'était pas pour avoir le plaisir d'éternuer dans la poussière de marbre ni pour se rouler dedans, mais bien pour voir bouger les titans sculptés.

            Mais ça faisait bien deux heures qu'elle était là, et bien deux heures que les statues ne bougeaient pas.

            Mais c'était quand même bien de les regarder. Elles étaient belles même quand elles ne bougeaient pas.

            Lumi aimait beaucoup faire des bisous sur le museau des statues, même sur celles qui faisaient peur, comme les gros dragons à plusieurs têtes, avec des dents partout et des griffes aussi longues que ses bras à elle. Mais en prévoyant son opération Bisou-sur-les-statues-vivantes, elle avait mal calculé son coup : celles-ci étaient bien trop grandes pour qu'elle puisse atteindre leur visage. Elle pouvait juste leur tapoter une patte, ce qui lui donnait l'air ridicule.

            Sauf celle de Diogon.

            En empilant trois ou quatre chaises les unes sur les autres, elle avait réussi à atteindre sa tête.

            Lumi aimait vraiment beaucoup la statue de Diogon.

            Elle faisait un peu peur, quand même, avec son squelette et tous ses rouages qui faisaient coucou sous sa peau de glace. Mais qu'est-ce qu'elle était belle. Lumi était trop petite pour pouvoir expliquer ce qui lui plaisait tant chez elle ; elle se rendait bien compte que les autres sculptures étaient beaucoup plus jolies, plus décorées, plus détaillées. Mais le Diogon de Diogon, elle aimait bien sa tête.

            C'était une grosse tête, presque humaine, mais avec un museau busqué comme celui d'un lion, et des dents pointues. Un museau très agréable pour y poser des baisers. Il ressemblait à celui des gargouilles qui gardaient l'entrée de l'Atelier. Lumi était une experte des museaux de gargouilles. Mais Diogon, lui, il avait de grands yeux, de grands yeux en amande avec des pupilles fendues, qui regardaient Lumi d'un air gentil.

            Et ses oreilles ! Lumi adorait ses oreilles. On aurait dit de petites oreilles de chèvre, dressée sur son crâne. Ça donnait envie de les caresser – ce dont elle ne s'était pas privée.

            Bien sûr, quand elle avait fini de faire des bisous et des compliments au grand Diogon, elle avait fait le tour des autres statues. Mais celles-ci étaient si énormes qu'elle n'arrivait pas à voir leur tête, et qu'il lui fallait cinq ou six pas pour en faire le tour. Pas très pratique.

            Elle avait quand même bien aimé le phénix en bois. Le vieil Olvac avait usé de tout son savoir-faire, il avait assemblé quatre essences différents afin de créer un dégradé de couleurs dans le chaos de plumes et de flammes. L'effet était magnifique, et la petite fille y était sensible.

            Mais bon, maintenant elle s'ennuyait.

            – Réveillez-vous, cria-t-elle en tapant dans ses mains. Réveillez-vous !

            Mais les statues ne bougèrent pas.

            Lumi parvint à rester éveillée encore une heure, assise sur son gros tas de draps comme une petite fille modèle, engoncée dans son manteau d'hiver ; mais ses paupières se faisaient lourdes, et elle finit par s'endormir.

            Elle ne vit pas la grande pupille de Diogon bouger lentement dans son écrin de glace, avant de venir se poser sur elle.

           

           

           

            Ce fut un grand bruit qui réveilla Lumi, ou plutôt, comme elle s'en rendit compte dans les secondes qui suivirent, une absence de bruit si forte qu'elle en devenait vacarme.

            C'était l'aube au dessus du village. Les rayons du soleil venaient frapper le toit de l'Atelier, avant de ricocher en mille éclats à l'intérieur ; ils faisaient scintiller les deux ailes repliées de la verrière, les changeaient en carapace de scarabée doré.

            Lumi, clignant des yeux comme un petit hibou brun dans le faisceau lumineux braqué sur l'estrade, baissa enfin le menton et regarda les statues.

            Elles se mouvaient, ondoyantes et fluides, dans le silence le plus profond.

            Paralysée, les yeux agrandis face à ce miracle, la fillette immobile leva les yeux vers ces êtres monumentaux, dont les têtes culminaient presque au niveau de la verrière.

            Le phénix d'Olvac étirait ses ailes gigantesques ; il les dressait au dessus de sa tête dans un arc gracieux qui déployait des milliers de plumes couleur bois, dans un éventail immense dont le moindre mouvement déplaçait l'air autour de lui. Son long bec, décoré de bas-reliefs minutieux, fouettait ses flammes et ses rémiges pour y remettre de l'ordre, dans un agacement tout volatile.

            Bouche bée, Lumi regarda les autres.

            L'ours à tête de lion, sculpté dans le basalte le plus noir et le plus pur, avait quitté l'estrade pendant le sommeil de la petite fille, et arpentait l'Atelier d'un air curieux. Son énorme mufle poli reniflait une chaise, dont Lumi eut pitié – la pauvre ne lui arrivait même pas au coude.

             Et il en était de même dans tout l'Atelier. Le regard de la fillette sautait d'un corps à l'autre, du marbre au granit, du cormier au bronze ; les gigantesques créatures exploraient ce lieu qui leur avait donné vie. L'endroit bruissait de mouvement, de pas gigantesques, de crinières ébouriffées et d'écailles hérissées ; les mille nuances du bois et de la pierre heurtaient le sol à chacun de leurs pas, avec la force des armures sculptées. Le silence le plus total régnait pourtant sur la scène, renvoyant tous ces êtres à l'état de spectres légers, de fantômes irréels.

            Une seule statue n'avait pas bougé de sa place, n'avait pas bougé du tout, et Lumi comprit très vite pourquoi en se retournant vers elle.

            La sculpture de Diogon avait été brisée, irrémédiablement brisée ; une énorme crevasse parcourait son corps de glace, fissurait ses sabots, courait le long de ses jambes, zigzaguait à l'intérieur de son torse translucide, étoilait ses bras aux muscles ciselés. Comme une immense toile d'araignée prise dans le givre.

             Lumi s'approcha de Diogon à petits pas, avant de venir poser sa main là où elle pouvait la poser, c'est-à-dire en dessous de son genou puissant. Sur son jarret de taureau. Le froid intense de la glace lui brûla la peau.  

            – Ben alors, les Dieux t'ont maudit… T'es tout cassé ! C'est pour ça que tu peux pas bouger ?

            Tout là-haut, les grandes pupilles fendues de la créature se rétractèrent d'un coup sec, avant de descendre jusqu'à se poser sur la petite fille.

            – Diogon serait pas content, il faut que tu bouges et que tu t'en ailles avec les autres !

            Quelque chose lui toucha soudain le dos, pile entre les omoplates, et elle bondit en faisant volte-face.

            Elle se trouva nez à nez avec le mufle d'un énorme dragon, ou plutôt avec les cinq mufles d'une hydre énorme – basalte, granit, marbre noir, quartz rose et albâtre. La bête la dévisageait, immobile et impassible comme le sont les êtres de pierre ; des rubis scintillaient dans chacun de ses yeux.

            Des étoiles dans les prunelles, la petite fille ouvrit grand les bras avec une confiance toute enfantine ; elle y rassembla les cinq énormes têtes et les serra contre elle, doucement, offrant sa gorge tendre à la portée des mâchoires de pierre.

            L'hydre accueillit son étreinte avec placidité, et sans doute une certaine résignation ; elle ferma ses dix paupières l'espace d'un instant, subit les baisers que Lumi posa sur chacune de ses babines, avant de relever ses têtes au dessus d'elle. La créature déroula lentement ses mètres de cou, plus haut, encore plus haut, plus haut, plus haut, jusqu'à tutoyer la verrière dorée de soleil. Puis elle entreprit un demi-tour, visiblement malaisé, et se dirigea vers la sortie. Vers l'arcade aux vitraux qui ébouriffait les éclats de lumière, au fond de l'Atelier.

            Lumi entendit soudain un bruit derrière elle – pourtant rien n'avait bougé – et lorsqu'elle se retourna vers l'hydre, celle-ci avait disparu.

            Les autres statues aussi.

            Avec la délicatesse d'un rêve.

            Lumi courut vers l'arcade à grands bruits, elle traversa l'immense Atelier sur ses petites jambes ; mais lorsqu'elle parvint à l'entrée, les statues n'étaient pas dehors. Elles n'étaient plus nulle part.

            Lumi cligna des yeux sous le ciel paré de bleu et d'or.

            De titanesques empreintes, pareilles à celles qu'auraient pu laisser des blocs de pierre en marche, avaient marqué la neige, l'avaient enfoncée avec violence, la blessant de virgules agressives et de creux énormes.

            La petite fille posa un pied dans l'empreinte la plus proche, puis y rentra le deuxième ; elle tenait toute entière dans le coussinet de l'hydre.

            Un bruit retentit soudain, le bruit que fait un verre en se brisant en mille morceaux ; Lumi se retourna à l'instant où la statue de Diogon arrivait derrière elle.

            Une marche lourde, hésitante, miracle de force et de délicatesse, la poussait en avant, tirait tout son grand corps vers la lumière. L'être posait ses sabots de taureau sur le sol, doucement, et à chaque pas les étoiles de givre étiraient leurs branchages un peu plus loin à l'intérieur de ses pattes, à chaque pas les fils d'araignée s'enfonçaient un peu plus profondément à l'intérieur de son torse. À chaque pas, son corps de glace se brisait un peu plus, ses muscles de glace se fissuraient un peu plus. 

            – Diogon ! cria Lumi en agitant les bras en contrebas. Arrête de marcher ! T'es tout cassé ! T'es tout cassé !

            La bête s'immobilisa un instant, oscillant sur ses jarrets musculeux comme un arbre millénaire devient fragile au vent ; elle pencha la tête vers la fillette, puis les épaules, puis le dos entier, ployant sa grande carcasse silencieuse. Un spectre courbé vers le sol.

            Lumi ouvrit les bras à nouveau, un grand sourire sur le visage, les mains tendues vers la grosse tête de la statue. Elle recueillit son mufle de lion dans ses paumes, puis l'abaissa encore, jusqu'à se retrouver nez à nez avec elle. Elle la regarda dans ses yeux fendus, dont la glace scintillait sous la lumière du soleil ; elle la regarda avec cet air timide des enfants aux anges. Puis elle déposa un baiser sur son museau, caressa ses joues glacées qui fondaient sous ses doigts ; la statue se redressa sans mot dire, déployant toute sa taille vers le ciel.

            Lumi s'écarta de son chemin. Elle la regarda reprendre sa marche lourde et cadencée, la marche d'un robot brisé qui a appris à bouger. Son ombre immense l'engloutit, l'envoyant aux ténèbres, avant de la rendre au soleil.

            Le géant s'éloignait, dans le silence le plus parfait.

            Seuls retentissaient, de temps en temps, les bris de glace qui étoilaient sa carcasse.

            Lumi le regardait partir, bouche bée ; elle sentait qu'il fallait dire quelque chose, mais elle ne savait pas quoi.

            – Au revoir, Diogon ! cria-t-elle finalement. Suis les autres statues ! Fais un beau voyage !

            L'être de glace disparut, comme un fantôme dans le vent et la neige. Sans laisser d'autres traces que celles qui se déployaient sur le sol.

            Lumi sautilla hors de l'empreinte de l'hydre, quitta son cercle enchanté. Elle rejoignit les maisons du village, toutes recroquevillées sous le froid.

            Elle avait vu tout ce qu'elle voulait voir, et bien plus encore.

            Dans sa petite tête d'enfant, elle comptait se glisser dans sa chambre, discrètement, sans que ses parents ne s'en rendent compte, sans réaliser qu'ils devaient la chercher depuis la veille ; mais cela ne se passa pas ainsi.

            Parce que sur le chemin, au pied d'une grande maison – celle de Diogon et ses parents –, s'était formé un attroupement.

            Une femme hurlait sans discontinuer, agrippant sa tête dans ses mains ; soudain paralysée, toute petite au milieu de la neige, Lumi reconnut la mère de Diogon. Son sang se figea dans ses veines. Les hommes et les femmes criaient, s'interpellaient, pleuraient ; et par-dessus tout ce vacarme, un chat miaulait, miaulait désespérément sans s'arrêter.

            – Matar ? chuchota Lumi.

            La bouche tordue par la terreur, elle recula lentement, s'éloignant de la scène pleine de cris et de rage, jusqu'à ce que son dos heurte la façade de la maison voisine.

            Cette maison en construction depuis des semaines, et dont les énormes blocs de taille, massifs et prêts à l'emploi, surplombaient le vide. Des dragons grimaçaient déjà sur leur face pré-sculptée.

            Epouvantée par les adultes qui, à vingt mètres d'elle, sanglotaient et hurlaient, ces adultes toujours si calmes d'habitude, Lumi se mit à pleurer.

            – LUMI !

            C'était la voix de sa mère. Sa silhouette échevelée traversa l'attroupement ; elle courut vers Lumi, le visage tordu par l'angoisse, tendant les bras vers elle.

            – Mais où étais-tu ! Qu'est-ce que tu…

            Elle était encore à quinze mètres.

            Trop loin pour arracher la fillette à la pierre de taille, monstrueuse, qui venait de basculer du troisième étage de la maison au dessus d'elle.

            Lumi leva les yeux au moment où sa mère se mit à hurler.

            Juste avant l'impact, à cet instant où la tonne de granit occulta son ciel bleu, les brisures de la statue de glace lui revinrent en mémoire.

           

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