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Encre Nocturne   

Là où vont les statues brisées - 4 - Le corbeau qui avait peur de la mort

Cornedor | Publié le sam 16 Sep 2017 - 14:40 | 1721 Vues



- Le corbeau qui avait peur de la mort -

 

 

 

           

            Le corbeau était très content. Très content d'avoir trouvé pareil énergumène pour y poser son vieux corps fatigué.

            Il aimait beaucoup les épouvantails. Il avait grandi à leurs côtés ; mais ces derniers temps, ils se faisaient rares dans les campagnes. Et en hiver, ils disparaissaient dans les granges, ou pourrissaient sous la neige. Mais c'était son jour de chance. Celui-ci, ce grand dadais tout en glace qui se donnait des airs de statue en marche, il l'avait reconnu pour ce qu'il était en réalité : un épouvantail.

            Un très grand épouvantail.

            Le corbeau avait l'œil, tout de même.

            Il avait quitté le village des sculpteurs quelques heures auparavant, à l'aube ; il y allait tous les jours, chaparder des pièces de viande, observer le ballet des outils sur les blocs de pierre et de bois. Mais ce matin-là, de sales gamins lui avaient jeté des cailloux ; et même si le corbeau était coriace, une gerbe de pierres sur l'aile droite, ça ne faisait jamais beaucoup de bien.

            Il avait commencé à repartir à pattes, misérable et boiteux dans la neige, avec la conscience aigüe d'être une proie facile pour tous les plus gros que lui.

            Et des plus gros que lui, il y en avait justement un, dans les parages, qu'il avait capté d'un coup d'œil, un être qui traînait aux abords des maisons, qui le suivait de sa démarche étrange.

            Ce n'était pas le chat Matar ; le corbeau le connaissait bien, ils avaient déjà partagé quelques souris décomposées – le genre de festin qui forge une amitié solide. Ce n'était pas non plus un animal, ni un homme. Ni même un épouvantail.

            Non, cette chose était autre.

            Elle était ronde, aussi haute qu'un très grand chien, couverte de chaînes cliquetantes ; la rouille rongeait son corps comme une maladie, ce corps de métal détruit. Elle fendait la neige de ses deux pattes infirmes, la transperçait de sa démarche mécanique, aussi régulière que celle d'un métronome.

                Un animal dans cet état aurait abandonné. Il aurait fait comme tous les êtres pendant cet hiver froid : il se serait caché dans un coin chaud, ou recroquevillé sous la neige.

            Mais la chose avançait, avançait, elle suivait le corbeau, plantant ses deux pattes boiteuses avec la précision d'une horloge, tirant son corps en avant avec l'opiniâtreté des machines.

            Sans âme.

            Le corbeau, faisant fi de son aile douloureuse, s'était envolé tant bien que mal. Il avait fui l'être mécanique, avait quitté la plaine du village, longé les bois, et alors qu'il était sur le point de s'effondrer, de s'écraser au sol, son œil jaune avait capté le mouvement de l'épouvantail.

            Un épouvantail de glace, gigantesque, perdu au cœur de l'hiver.

            Un épouvantail à la démarche pénible et souffrante, et qui suivait les statues sacrées.

            Le corbeau connaissait les statues sacrées. Tous les êtres de la forêt les connaissaient. Tous les voyaient passer deux fois l'an, dans une procession douce et pleine de silence ; dans un cortège de carnaval, un cortège gigantesque, qui marquait la neige de ses empreintes lourdes, et étirait sa file indienne en contournant la lisière des bois. Avant de s'en aller au loin.

            Quand les statues passaient, tous les animaux se taisaient, et les regardaient marcher.

 

            Perché sur l'épaule de la sculpture de glace, profitant de sa marche depuis deux bonnes heures, le corbeau les voyait cheminer au loin. Leur démarche était fluide et douce, quand celle de son porteur n'était que souffrance. Elles s'éloignaient portées par leurs pas de géants ; lui, le bipède tordu, peinait à suivre leur rythme.

            Viendrait l'instant où les statues disparaîtraient pour de bon, abandonnant le dernier de la file.

            Celui-ci poussa soudain un grognement, faisant tressaillir le corbeau ; une craquelure translucide remonta le long d'une de ses jambes, l'étoilant en milliers de parcelles. La sculpture s'immobilisa un instant, oscillant doucement sur ses sabots ; elle parut hésiter, puis tenta de reprendre sa marche. Mais sa patte se déroba sous elle, s'enfonçant dans la neige, et la bête chuta lentement à genoux, ployant son grand corps de glace.

            Elle resta prostrée ainsi plusieurs minutes, sans plus chercher à bouger. Le corbeau s'agitait sur son épaule ; son regard vif voletait sur la scène, passait de son porteur à la file des statues qui s'en allaient au loin.

            Elles disparaissaient. Irrémédiablement.

            – Il est trop tard, l'ami. Tu ne les rattraperas plus.

            Juste à côté de lui, la tête du colosse se redressa, et porta ses yeux blancs là où l'avait fait le corbeau.

            – Je ne veux pas les rattraper. Je veux aller là où elle vont. Je veux les suivre.

            – Tu ne pourras pas les suivre non plus. À chaque pas tu te brises davantage. Pourquoi veux-tu les suivre ? Où vont-elles ?

            Les pupilles de glace, en lame de rasoir, s'arrondirent en buvant la scène qui s'offrait à elles – un horizon neigeux, sous les rayons d'un soleil rouge, où se diluaient des silhouettes de géants.

            – Je ne sais pas. On m'a dit de les suivre.

            – Qui t'a dit de les suivre ? Ton créateur ?

            – Non. Une petite fille. Mon créateur est mort.

            Le corbeau ébouriffa ses plumes, et s'installa plus confortablement contre le cou puissant de la statue. Voilà qui promettait une belle histoire.

            – Comment le sais-tu ?

            – Un chat me l'a dit.

            – Un chat ? Et que t'a-t-il dit d'autre ?

            – Rien d'autre. Le chat m'a dit que mon créateur était mort. Il pleurait.

            – Je ne te crois pas ! répliqua l'oiseau. Les chats ne pleurent pas.

            – Si, ils pleurent. Ils pleurent comme les statues. Sans bruit, et sans bouger. Je l'ai vu.

            Il y eut un silence.

            – Il m'a dit que mon créateur était mort, et ensuite, il est parti. Puis il est mort lui aussi.

            Les yeux jaunes du corbeau s'agrandirent sous la surprise.

            – Le chat est mort aussi ? Pourquoi est-il mort ?

            – Il a été battu par des adolescents. Je ne les ai pas vus, mais j'entendais leurs cris. Loin derrière moi. Ils avaient des bâtons et des pierres. Je les entendais frapper.

            – Sales humains, feula le corbeau en hérissant ses plumes. Sais-tu comment s'appelait le chat ?

            – Non.

            – Alors, comment était-il ?

            – Il était assez gros, avec des rayures sombres et un menton blanc.

            Le corbeau s'était trompé. Ce n'était pas une belle histoire. La mort, encore, encore et toujours. Qui frappait là où même lui, le charognard, ne pouvait s'y attendre.  

            – Matar… gémit le corbeau. Alors ils ont fini par l'avoir. Que je hais les hommes !

            – Je les hais aussi.

            Un long silence les assombrit tous les deux. La statue ne bougeait toujours pas. Les flocons la recouvraient lentement, tachetant sa carcasse translucide, la fardant de blanc. Camouflant son squelette de cuivre et de fer.

            – Les statues ont-elles des noms ? croassa le corbeau en s'ébrouant sous la neige.

            – Elles en ont. Et les corbeaux ?

            – Ils n'en ont pas. Il n'y a que les hommes pour leur en donner. Quel est le tien ?

            – Diogon.

            Le corbeau médita un instant, puis releva à nouveau les yeux vers l'horizon.

            – Les autres statues ont disparu.

            – Peu importe, dit Diogon de sa voix de bronze. Je suivrai leurs traces.

            – La neige recouvre toutes les traces, Diogon. Que vas-tu faire à présent ?

            Un silence.

            – Je ne sais pas. Je ne sais pas…

            – Si tu continues de marcher, tu finiras de te briser.

            Ces mots parurent décider le colosse à tête de gargouille. Les muscles de son dos se contractèrent et tandis qu'il poussait un grognement puissant, ses jarrets de taureau gonflèrent dans un effort titanesque. Il se hissa lentement sur ses jambes fissurées, déployant sa stature vers le ciel.

            – Je vois, commenta le corbeau résigné, battant des ailes dans un froissement soyeux pour garder l'équilibre.

            Il détestait ce moment où les épouvantails se cassaient petit à petit. Où, devenus trop vieux pour subir les assauts du temps, leur bois se fendillait, volait en éclats, tombait en morceaux. Et pourtant, ils restaient à leur place. Ils continuaient de faire leur devoir, comme si rien n'avait d'importance. Comme si la mort ne les atteignait pas.

            Avec la lenteur d'un être épuisé, Diogon reprit sa marche douloureuse ; la neige se crevait sous ses sabots de taureau, elle abdiquait face à son obstination.

            Pas le corbeau.

            – Où vas-tu ainsi, pauvre fou ! Tu vas te casser en mille morceaux, voilà tout ce que tu vas y gagner. Laisse les statues sacrées s'en aller. Mets-toi dans un coin, attends que l'hiver passe.

            – Que l'hiver passe ? rugit Diogon – le charognard sursauta de terreur. Pour fondre au soleil et devenir infirme ?

            Il ébroua sa grosse tête pour en faire tomber les flocons, et releva les lèvres sur ses canines de lion. Sa démarche reprit de la vigueur. Ses muscles enflèrent sous sa peau de glace, faisant onduler son corps ; son pas s'allongea puissamment, jetant la neige derrière lui.

            – J'irai là où vont les statues ! gronda-t-il, cou tendu vers l'avant, vers l'horizon.

            Le corbeau, agrippé à son épaule glissante, recroquevillé comme une grosse boule noire et plumeuse, regarda la flamme qui habitait les pupilles de Diogon, ces pupilles qui avaient repris leur étroitesse de lames de couteau.

            – Tu vas mourir, Diogon, croassa l'oiseau en tentant de faire entendre sa voix rauque au-dessus de celle de la neige.

            – Les statues ne meurent pas !

            – Elles se brisent ! N'as-tu pas peur de la mort ?

            – Non. Les statues ne meurent pas ! Les corbeaux en ont-ils peur ?

            Ses grandes foulées lourdes, balancées, celles d'un taureau en train de charger, éclaboussaient la plaine, filaient le long des pins qui bordaient la forêt, les emmenaient plus loin, plus près de cet horizon lointain. Le vent se mit à hurler aux tympans du corbeau, à le gifler d'esquilles de glace, dans des bourrasques brutales qui cherchaient à l'emporter, à le faire basculer. À le briser.

            – Moi, j'ai peur de la mort ! cria-t-il avec franchise, tressaillant dans ses dentelles de plumes. Je la connais bien. Tous les animaux la connaissent de près, il n'y a que les hommes qui l'enterrent, qui la cachent ! Mais moi, je la connais mieux que tous les autres !

            – Parce que tu es un charognard, grogna Diogon – et pour la première fois quelque chose apparut sur ses traits, un mépris qui les creusait de sillons minuscules.

            – Oui ! Un charognard ! croassa l'oiseau en s'agitant de plus belle. Et alors, qu'y-a-t-il de mal à ça ? Il y a bien pire que des corbeaux ! Sais-tu comment les vautours tirent les boyaux hors des cadavres ? Comment les mouchent pondent dans les yeux des êtres agonisants ? Comment les guêpes dévorent l'intérieur des chenilles encore vives ? Non ! Tu ne sais rien de tout ça ! Tu n'es qu'une statue ! Tu as été conçu par les hommes, les hommes ! Ceux qui enterrent leurs morts ou qui les brûlent pour ne plus les voir ! Ton créateur est mort, cela suscite-t-il une seule émotion en toi ?

            – Non, grogna Diogon d'une voix rendue rauque par l'effort de sa marche.

            – C'est ce que je disais ! Un épouvantail ! Tu ne…

            Soudain la neige se déroba sous le sabot de la statue. Sa jambe glissa sous elle, craquant dans sa douleur, emportant le poids de son corps ; Diogon mugit si puissamment que les oiseaux s'égaillèrent au dessus de la forêt. Il bascula lentement, commença à chuter vers le sol de toute sa taille de géant.

            Avant de s'y écraser avec violence, s'enfonçant dans la neige, s'étiolant sous le choc.

            Le corbeau, qui tournoyait dans les airs au dessus de lui, croassa avec contrariété.

            – Et voilà ! Je l'avais bien dit !

            – Je ne peux pas mourir ! rugit Diogon en hissant à nouveau son corps brisé vers le ciel. Je dois trouver quelqu'un !

            Il tituba lourdement, ses jambes crissant sous le poids de son corps, sans cesser de meugler désespérément.

            – Calme-toi ! glapit le corbeau en voletant autour de lui. Calme-toi !

            Il posa ses vieilles pattes, ses pattes sales et tordues par les ans, sur le mufle du lion ; avant de pencher son bec aigu vers les yeux de Diogon.

            – Qui dois-tu trouver ? C'est pour cela que tu suis les statues ?

            – Je ne sais pas ! JE NE SAIS PAS ! Je cherche quelqu'un !

            Le colosse secoua la tête avec violence, envoyant bouler le corbeau. Il prit son front entre ses mains, et ploya doucement vers le sol.

            – Je cherche quelqu'un. Quelqu'un. Quelqu'un… Quelqu'un qui… m'aime… Je veux… Je…

            Un râle éraillé le sortit de son désespoir. Il se redressa de toute sa taille ; un air froid, impassible, un air de statue, reprit sa place sur ses traits, posant un masque dur sur son visage si vivant deux secondes plus tôt.

            Il avisa le corbeau, échoué sur la glace deux mètres plus loin, petite créature hirsute, recroquevillée sur elle-même. Un souffle douloureux gonflait ses plumes noires.

            De sous ses paupières mi-closes, l'oiseau vit approcher Diogon, on plutôt ses sabots ferrés de glace ; il se roula en boule lorsque la grande main froide de la statue le saisit délicatement.

            – Laisse-moi, croassa le charognard. Tu m'as blessé. Tu me fais mal. Va-t-en.

            – Non. Où vis-tu ? Je vais te ramener chez toi.

            – Je n'ai pas de chez-moi.

            – Tout le monde en a un.

            – Pas moi. Ma compagne est morte. Je n'ai plus de petits. Une chouette me les a pris.

            Il y eut un silence.

            – Même Matar est mort à présent…

            L'oiseau se mit à sangloter, son grand bec creux agité de soubresauts. Ce bec qui avait crevé mille pupilles, déchiqueté mille coeurs, qui s'était rougi mille fois du sang noir de la mort. Et qui abdiquait désormais.

            Le corbeau le savait bien. Personne n'échappe à la mort.

            – Tu vas mourir toi aussi, Diogon. Les statues meurent, comme les autres, comme les épouvantails… Comme les hommes…

            L'oiseau tremblait de froid, tremblait de douleur, perdu dans la paume glacée de la statue. Incapable de voler, le crâne sonné par le choc ; une aile souffrante, brisée peut-être.

            – Je ne vais pas mourir, corbeau, dit doucement Diogon. C'est toi qui vas mourir.

            Il ébaucha une caresse sur les plumes chaudes, longuement, délicatement.

            – Car ce soir, c'est toi que j'ai tué.

            Son torse de glace se souleva, une fois, deux fois ; doucement, régulièrement ; un souffle froid s'échappa de sa gueule de lion, effleurant le corbeau. Mais le colosse finit par se figer à nouveau. Sa respiration factice, celle d'une statue sans cœur, disparut comme elle était venue. Laissant retomber sa poitrine puissante. Il se baissa lentement, posa l'oiseau dans la neige.

            Puis il s'éloigna.

            Les yeux flous du corbeau le regardèrent partir ; la silhouette translucide réfractait le soleil à l'horizon, le baignant d'une lumière pourpre.

            Le corbeau ferma les yeux.

            Le corbeau mourut dans l'ombre, dans l'ombre et dans le froid. Comme les épouvantails qu'il aimait tant.

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