Main photo Les feuilles mortes (2/12) - La promesse [TP]

Les feuilles mortes (2/12) - La promesse [TP]

  • Par Tifani
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Cela faisait un moment que son attitude m'inquiétait, me laissant une certaine amertume dans la bouche à chacune de nos brèves discussions. Ses sourires d'ordinaire chaleureux me glaçaient le sang, ses gestes raides m'apparaissaient comme une menace malgré leurs intentions que je savais amicales. Quelque chose se tramait, et si je n'étais pas capable de savoir d'où cette intuition me venait, elle était omniprésente. Math me cachait quelque chose, j'en étais certaine. Mais malgré tous mes efforts et sous-entendus, elle continuait d'affirmer que tout allait bien, et que ce n'était qu'une question de temps. Et malgré moi, j'avais vraiment envie de la croire.

 

Elle avait quelque chose de touchant, quand elle s'enthousiasmait et se dévouait à la promesse qu'elle m'avait faite. Elle prenait plaisir à construire un monde dans lequel je n'aurais plus ni à souffrir ni à avoir peur, un monde où nous pourrions marcher côte à côte, d'égal à égal: l'ombre et la lumière, à nouveau réunies, affrontant la vie et ses méandres ensemble. Ca avait quelque chose d'à la fois séduisant et d'irréel, comme un idéal inaccessible qu'elle s'efforçait pourtant de nous mettre à portée de mains. Tout semblait parfait, mais je savais que ce n'était qu'une façade. Après tout, si c'était aussi parfait qu'elle me l'affirmait, pourquoi avais-je cette impression que tout était sur le point de déraper ?

 

Un jour, j'eus finalement la réponse à ma question. Je n'avais pas remarqué à quel point la luminosité avait faibli, habituée que j'étais à naviguer entre ombres et lumière depuis que je n'étais plus enfermée loin de sa conscience. Mais quand je vins la voir ce jour-là, je me figeai en plein mouvement, sous le choc. Elle était presque enveloppée dans les ténèbres, et la faible lumière qui émanait de son cœur suffisait à peine à éclairer son visage. Avant qu'elle ne perçoive ma présence, j'eus le temps d'entrevoir sa mâchoire crispée par la douleur. Je sentis mon cœur manquer un battement une nouvelle fois quand elle tourna la tête vers moi, un grand sourire aux lèvres. Mes genoux tremblaient et je sentais la peur m'envahir une nouvelle fois devant elle, mais je n'en laissai rien paraître, me contentant de conserver l'air neutre qui m'était familier.

 

- Clay ! Ca me fait plaisir de te voir ! Tu m'as manquée.

 

Si ses exclamations manquaient cruellement de conviction, ces derniers mots m'atteignirent, et me firent m'interroger. Je lui avais donc sincèrement manqué. Aussitôt, ma peur se mua en inquiétude, tandis que je notais les cernes sous ses yeux, et les angles de son visage qui s'étaient considérablement creusés. Elle se surmenait, mais je n'avais jamais réalisé qu'elle souffrait autant de ses efforts. Cela semblait tellement facile quand elle affrontait pour nous deux le monde extérieur. Il ne m'était jamais venu à l'esprit que ça puisse avoir des conséquences pour elle. Elle surprit la lueur de préoccupation dans mon regard, et aussitôt, son masque se fissura sensiblement. Elle avait l'air tellement mal à l'aise que je me sentis presque coupable de la dévisager de la sorte.

 

- Tu n'es pas très bavarde aujourd'hui... Mais je suis contente de voir que tu vas bien !

 

Je serrai sensiblement les dents devant son enthousiasme qui sonnait de plus en plus faux à mes oreilles, et une moue naquit sur mon visage. Certes, je devais lui reconnaître au moins cela. Cela faisait un moment qu'aucune plaie ou bleu n'était venu rejoindre mes blessures de guerre, comme j'aimais les appeler, et ces dernières s'effaçaient avec le temps comme un mauvais souvenir. Ce n'était qu'une question de jours avant qu'elles ne disparaissent pour de bon. Mais son attitude avait quelque chose qui me révoltait profondément. Ce n'était pas ce genre de promesse qui m'avait arraché des larmes de soulagement. Je ne souhaitais pas juste être reconstruite comme un bibelot précieux. Je voulais devenir son égal, sa partenaire. Comment osait-elle me mentir de la sorte ?

 

Je la dévisageai un peu plus en silence, laissant paraître une certaine animosité dans mon regard. Elle se trahit d'elle-même quand son sourire s'évapora pour céder sa place à une expression de profonde culpabilité. Je n'avais pas besoin de mots après tout. Elle comprenait sans mal l'origine de ma colère.

 

- Pardonne-moi Clay, je voulais juste... je voulais...

 

Je laissai échapper un soupir quand sa voix acheva de se briser face à mon attitude hostile. Reprenant un air neutre, je m'avançai un peu vers elle, et lui indiquai d'un signe de tête la faible lumière qui émanait de son cœur. Elle avait plaqué ses mains contre sa poitrine, comme s'efforçant de contenir le peu qui en restait. Comprenant où je venais en venir, elle baissa instinctivement les yeux, incapable de soutenir mon regard inquisiteur.

 

- Ca fait combien de temps que tu t'en es rendu compte ?

- Quelques mois... Mais je ne pensais pas que c'était si grave !

 

Elle avait prononcé ces mots avec l'énergie du désespoir face à ma stupéfaction. Cela faisait des mois qu'elle me cachait son véritable état? J'eus un mal fou à contenir ma colère à l'idée qu'elle se soit montrée aussi inconsciente et malhonnête. Mais devant sa sincérité à cet instant, je me contentai de serrer les dents.

 

- Et tu comptais m'en parler un jour, ou tu espérais juste que je m'en rendrais pas compte ?

- Clay, je te jure que...

- Oui, des promesses, encore des promesses... Tu parles! J'ai été stupide de te croire!

 

Je m'emportais, j'en avais conscience, mais à cet instant cela n'avait aucune importance pour moi. Elle avait trahi ma confiance sans la moindre hésitation, et je réalisais que toute notre relation avait pu n'être qu'un mensonge de plus de sa part. Cependant, quand les larmes se mirent à couler sur ses joues, je sentis malgré moi ma colère s'évaporer, et une certaine culpabilité m'envahir. Je détournai lentement le regard, prête à m'enfoncer à nouveau dans les ombres pour la laisser sans un mot de plus, mais sa voix s'éleva aussitôt.

 

- Attends, je peux... laisse-moi t'expliquer, s'il-te-plait ! Je te jure que j'ai essayé de t'en parler !

- Quelle différence ? Tu m'as menti. Je peux pas te faire confiance.

- C'est vrai, mais... Je pensais bien faire. Je le pensais vraiment.

 

Je laissai échapper un nouveau soupir, et sans lui accorder un regard, je croisai lentement les bras. Mon agacement devait être perceptible, puisque je la sentis se recroqueviller un peu sur elle-même derrière moi.

 

- Je te crois. Mais je suis pas sûre que je devrais.

- Clay, je...

 

Ce fut à son tour de laisser échapper un long soupir, et légèrement surprise, je tournai juste assez la tête pour pouvoir l'observer du coin de l'œil. Elle avait l'air tellement minuscule et fragile, agenouillée de la sorte, serrant de ses bras cette lumière qui semblait s'échapper un peu plus à chaque seconde. Malgré moi, je baissai les yeux, à nouveau accablée par la culpabilité. Valais-je mieux qu'elle, à la confronter de la sorte, après tout ce que je la savais faire pour moi, pour nous ? Je tressaillis légèrement lorsqu'elle plongea son regard droit dans le mien, avec une telle intensité que je sentis comme une décharge d'énergie me traverser.

 

- Je sais que si je t'en avais parlé, tu m'en aurais voulu. J'espérais finir avant que tu t'en rendes compte. Nous créer un monde dans lequel tu n'aurais plus à souffrir de mes erreurs... c'est tout ce qui compte pour moi. Si tu ne me crois pas, je...

 

Sa voix se brisa de nouveau. A contrecœur, je fis demi-tour pour lui faire face de nouveau, mais elle ne sembla même pas s'en rendre compte. Elle était crispée, les dents serrées et les yeux fermés avec force, et je n'arrivais même plus à être en colère malgré ses paroles qui m'étaient profondément désagréables. J'étais juste fatiguée de la voir souffrir ainsi. Ce n'était pas ce que j'avais voulu. Je n'étais plus très sûre que son honnêteté vaille la peine que je la déchire de la sorte.

 

- Peut-être que je mérite ta haine après tout... Ca me va. Je tiendrai quand même ma promesse. Tu mérites de vivre loin de la peur et de la douleur que je t'ai infligée.

 

Je la dévisageai sans trouver quoi que ce soit à répondre, une lueur d'incompréhension dans le regard. Ni ma peur ni ma colère n'arrivaient à égaler l'intensité de ma surprise à cet instant, et se trouvaient presque annihilées par sa force. C'était la première fois que je la voyais exprimer une telle haine d'elle-même, une telle culpabilité. Mais c'était d'une telle force, d'une telle puissance et d'une telle sincérité que je me retrouvais sous le choc de ne pas avoir réalisé sa présence auparavant. De telles pensées me dépassaient, et je ne trouvais aucune logique, aucune source à tout cela. Puis alors qu'un sourire douloureux paraissait sur ses lèvres, je sentis de nouveau cette terreur familière m'envahir, et me paralyser. Mes yeux n'arrivaient plus à quitter ses mains, toujours plaquées contre sa poitrine.

 

- J'ai bientôt fini. Je ne te ferai plus jamais souffrir.

 

Je parvins finalement à apercevoir ce que mon cœur avait déjà reconnu, et avant même qu'elle n'écarte ses mains de sa poitrine, je sentis l'adrénaline pulser dans mes veines. En temps normal, je serais restée paralysée devant cette lame trop familière. Mais cette fois, je savais qu'elle ne me ferait aucun mal. Ce n'était pas contre moi qu'elle était dirigée. Je plongeai alors qu'elle brandissait le couteau devant elle, et j'eus le temps d'apercevoir une lueur de surprise dans son regard quand mon mouvement parvint à sa conscience.

 

La chute fut plus brutale que ce que j'avais imaginé. Sous le choc de la collision, je nous avais renversées toutes les deux, et projetées au sol. J'avais sous-estimé ma force, très certainement. Je n'avais plus l'habitude d'être en pleine forme comme c'était le cas. Je ne pouvais pas en dire autant de Math, que la chute avait presque sonnée, de ce que je pouvais juger par son regard perdu dans le vague. Lorsqu'elle reprit conscience de son environnement, et de ma main qui enserrait fermement son poignet, elle blêmit sensiblement.

 

- Clay, qu'est-ce qui te prend ? Je fais ça pour notre bien !

- Ah oui, pour notre bien ? C'est trop facile ! Si tu crois que je vais te laisser disparaître sans réagir, tu te mets le doigt dans l'œil jusqu'au coude, ma vieille !

 

Elle marqua une pause, décontenancée par mon expression, et je me renfrognai sensiblement. Certes, ce n'était pas la plus appropriée dans des circonstances aussi dramatiques, mais c'était la seule qui m'était venue à cet instant. Mon cœur battait encore la chamade, et je serrai un peu plus mes doigts sur sa main, consciente que je devais presque la lui broyer dans l'espoir de lui faire lâcher prise. Elle tint bon encore quelques instants, la douleur et l'effort visible sur son visage, puis je sentis finalement ses muscles se relâcher sous mes doigts quand elle céda. Alors seulement j'affrontai de nouveau son regard, une lueur de colère dans le mien.

 

- Tu crois vraiment que je vais te laisser m'abandonner comme ça ? C'est hors de question, tu m'entends ?

- Clay, je...

 

La claque résonna avant que je n'aie seulement conscience de l'impulsion, et sa tête tourna sous le choc. Lorsqu'elle releva les yeux vers moi, le regard embrumé par la douleur et l'incompréhension, je pris subitement conscience de la chaleur des larmes qui coulaient sur mes joues. J'étais certainement aussi surprise qu'elle par mon attitude. J'avais toujours haï le son de ma voix au moins autant que le bruit de mes pas dans cette lumière où j'étais contrainte d'exister pour de bon. J'évitais toujours au maximum de faire résonner ces sons qui m'étaient horriblement inhabituels. Mais il ne s'agissait pas de ma voix, de mes paroles, ou même de moi à cet instant. C'était au delà de tout cela. Je ne pouvais pas la laisser disparaître sans réagir.

 

- Arrête de vouloir tout faire toute seule, Math... C'est pas que ton combat ! C'est le mien aussi...

 

Ma voix avait été inhabituellement douce, et pour la première fois de ma vie, elle semblait sur le point de se briser, à l'égal de celle de Math. Aussi fragile et vulnérable qu'elle. Nous n'avions jamais été aussi proches, aussi similaires, et à cet instant, cela m'apparaissait comme une évidence. Nous étions une seule et même personne, déchirée par le temps et la vie, déchirée par cette ombre qui venait noircir la faible lumière de son espoir. Une ombre... Son regard se troubla de nouveau quand elle vit une lueur s'allumer dans le mien à cette idée. Elle était déboussolée, mais malgré tout ce qui s'était passé, malgré ma violence et mon imprévisibilité, malgré l'ombre qui voilait son regard, la peur restait absente dans ses yeux. Esquissant un sourire, je séchai les larmes qui restaient suspendues à mes joues, et je pris doucement sa tête entre les mains.

 

- Je te promets qu'on va y arriver, ensemble. D'accord ?

 

Et je la serrai dans mes bras, puisant dans mes forces pour enfermer cette ombre au plus profond de mon âme. Avec toutes les autres.


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