Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 5)
- Par Mortuus
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À la fin de ma primaire, une page s’est tournée brutalement. Mis à la porte de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, nous avons dû changer de quartier. Quitter Arts-et-Métiers, mes amis, le centre de loisirs, l’atelier rap, fut un déchirement.
La famille avait bien changé de visage depuis l’arrivée à Paris. La fratrie s’était agrandie d’un petit frère et d’une petite sœur, Gianni et Harmonie, plus de six ans après Fitscha. En parallèle, mon père avait eu deux fils d’une autre femme, Dadju et Darcy. Je ne me rappelle pas comment nous l’avions appris. Ce dont je me souviens, c’est que nous avions fêté au McDo un anniversaire du petit Dadju (qui n’avait qu’une seule dent), sans que je mesure bien, à l’époque, les implications de son existence. Mes parents avaient fini par se séparer, et mon père s’était installé avec la nouvelle famille. Il m’a fallu du temps et un peu de maturité pour reconstituer ce qui a dû se passer. Mes frères aînés avaient eux aussi quitté le nid, si l’on peut dire : Saty avait emménagé vers Bastille avec sa copine, et Afi purgeait une longue peine à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
Après l’éviction, ma mère, Fitscha, les deux petits et moi avons donc posé nos valises dans le IXe arrondissement, cité de Trévise. Ce n’est pas une cité au sens où on l’entend en général, mais une petite place ravissante, très calme et arborée, au cœur des beaux quartiers. Là, un salon et deux chambres abritaient trois ou quatre familles congolaises. Nous dormions serrés comme des sardines, à cinq, six, sept personnes par couchage. Chacun avait une place attribuée sur un matelas au sol. Je partageais le mien avec Fitscha et plusieurs membres d’une autre famille. Au bout d’un an ou deux, l’expulsion suivante nous a menés quelques pâtés de maisons plus loin, dans un immeuble de bureaux de la rue des Petites-Écuries, où j’ai passé le plus clair de mon collège.
C’est vers cette époque que ma mère a dû partir vivre à Drancy avec son nouveau compagnon, Fitscha et les petits derniers, encore très jeunes. Les conditions de vie là-bas, avec cinq personnes entassées dans à peine vingt mètres carrés, où l’on butait sur un matelas au sol à peine la porte ouverte, ne me permettaient pas de les rejoindre. Je suis donc resté à Paris dans le squat de la rue des Petites-Écuries, avec une autre famille congolaise. Ma mère me donnait de l’argent de temps en temps pour vivre. Jeune collégien, j’étais livré à moi-même. L’ambiance du squat était loin d’être chaleureuse. C’était chacun pour sa peau. Christine, une « tantine », copine de ma mère, vivait là avec son fils, sa sœur et son beau-frère. Pour être sûrs que je ne touche pas à leur nourriture, ils la cachaient dans leur chambre. Le congélateur, que j’ouvrais parfois comme si j’espérais qu’en mon absence il se soit rempli par magie, contenait un unique piment. Quand il y avait des yaourts au frais, c’était généralement pour qu’un de mes oncles puisse y planquer ses sachets de coke à vendre… En plus de Christine et des siens, il y avait souvent des familles de passage, tout juste débarquées du Congo, qui restaient quelques semaines ou quelques mois, avant de poursuivre leur route.
Immeuble de bureaux signifie ni salle de bains, ni douche. Nous nous lavions dans un seau, dans la cuisine. Tôt le matin, il fallait chauffer l’eau par des techniques de fortune, remplir le seau et se livrer à une toilette de chat. Puisque le plus souvent, personne ne pouvait payer l’électricité, nous branchions une rallonge à l’extérieur de l’appartement, la nuit, quand nous étions sûrs que personne ne passerait. En journée, il ne fallait pas vraiment y compter. Les employés du rez-de-chaussée et la gardienne yougoslave, qui n’ignoraient pas notre présence, ne nous embêtaient guère, mais une certaine discrétion s’imposait.
Pour échapper à la promiscuité des squats, j’avais dès mon plus jeune âge fait de la rue mon terrain de jeux. Un sentiment diffus de honte m’empêchait de me confier, et pourtant, n’ayant jamais connu d’autre vie, j’y étais somme toute habitué. Mais à l’époque de la rue des Petites-Écuries, où il était plus que jamais impossible d’inviter quiconque chez moi, tous ces désagréments sont devenus une réelle souffrance. J’ai pris conscience du cauchemar. J’avais grandi, connu d’autres gens, visité d’autres appartements, découvert d’autres modes de vie. Et le mien me faisait horreur. Dès que je pouvais, je fuyais la maison. Quand je ne réussissais pas à trouver asile chez un ami, je m’étourdissais de nuits blanches, dans la rue ou dans des cages d’escalier, plutôt que de rentrer à l’appartement.
Je suis entré en sixième au collège-lycée Jacques-Decour, cette énorme bâtisse avenue Trudaine, entre les quartiers de Pigalle et de Barbès, dont l’alignement de fenêtres évoque, au choix, un château fort ou une prison. À l’intérieur, c’était le ghetto. Les bagarres dans la cour ou même en classe étaient monnaie courante, et certains n’hésitaient pas à venir armés. De cet établissement sont nés de grands noms du banditisme, qui ont plus tard écopé de lourdes peines. Ils ont commencé petits… Ceux que j’ai connus à l’époque filaient déjà un si mauvais coton qu’on imaginait sans mal comment ça allait finir.
En primaire, quand s’échapper n’était pas une option, j’étais bien obligé de rester à l’école. Pour le collège, je n’étais tout simplement pas prêt. J’ai redoublé la sixième, mais à quoi bon ? Jour après jour, je me demandais ce que je faisais là. J’étais à l’ouest. Au bout d’un moment, j’en suis arrivé à un tel niveau d’incompréhension que, perdu pour perdu, j’ai commencé à sécher. Il faut dire que débarquer en classe, blême d’épuisement, après une nuit dans la rue, en prétextant avoir laissé mon sac chez un copain et évidemment sans avoir fait le moindre devoir, ne rimait pas à grand-chose. Je n’ai jamais été un élève turbulent ou dangereux, mais en attendant la libération lointaine de mes seize ans, je suis passé maître en école buissonnière.
Petit à petit, la prise de conscience des différences avec d’autres élèves m’a donné des envies. Après mon entrée au collège, je me suis rappelé les bons conseils d’Apollinaire le voleur. Avec deux copains, nous profitions de l’heure de la cantine pour aller dévaliser le rayon chocolats du ED de la rue de Dunkerque ! J’aimais les Twix, je n’avais pas les moyens de m’en acheter : quelle meilleure solution ? C’était facile, il n’y avait pas de vigile. La pratique est rapidement devenue très, très régulière. J’aurais vraiment pu mal tourner, car, comme on dit, qui vole un œuf vole un bœuf. Mais je ne suis jamais devenu un vrai voleur, avec un grand V, celui qui vole voitures, vélos, ordinateurs. Je me suis arrêté aux bonbons.
Ces petits larcins semblent sans doute risibles. Voler des Twix, on était encore assez loin de la grande délinquance… Mais dans le fond, c’était le triste reflet d’une situation qui me donne toujours des frissons. Sans adultes pour me soutenir, trop jeune pour travailler, je vivais au sens littéral l’expression « pas un euro en poche ». À présent, mon entourage regorge d’exemples qui me rappellent que l’argent et la célébrité ne suffisent pas au bonheur. Si je n’avais qu’un seul souhait à formuler pour mes enfants, c’est évident, ce serait la santé, pas les millions. Et pourtant, je n’arrive pas à oublier ce que j’ai vécu. J’ai beau aujourd’hui être riche au-delà de mes rêves les plus fous, je garde le souvenir de la misère comme une phobie.
À Jacques-Decour, j’étais l’artiste, le mec peace qui s’entendait bien avec tout le monde. J’aimais la musique, le sport, le dessin. Alors que certains voulaient prouver qu’ils étaient des durs, des vrais, des mecs de la rue, et se tournaient vers le deal, moi, je voguais dans mon univers. Le fait que j’aie échappé aux tentations de l’argent facile n’est rien de moins qu’un petit miracle. Était-ce la famille ? Les valeurs transmises ? L’influence de mon mentor le Pétrolier ? En réalité, vendre du shit me faisait peur, par manque de confiance en moi. Je me répétais : « Je ne m’y connais pas, je n’y arriverai pas, je ne suis pas un vendeur. »
Un de mes meilleurs amis de l’époque (qui l’est toujours) a longtemps gagné sa vie de cette façon. Je l’accompagnais partout, pendant ses tournées. Après le shit, tout y est passé jusqu’au crack, à la cocaïne et aux autres drogues dures. Inévitablement, il a fait de la prison. Mais avec moi, il jouait les grands frères : « Accroche-toi à la musique, ne lâche pas l’affaire : un jour, ça va marcher ! La drogue, ce n’est pas ton truc, chacun son domaine. » Au début, il s’opposait même à ce que je fume, mais ma curiosité l’a emporté et je me suis laissé tenter en dépit de ses avertissements. Pendant plusieurs années, j’ai été un grand fumeur de joints. J’en voyais les dangers, mais cette fantastique porte d’évasion m’était trop nécessaire.
Et le rap ? Au début de mon exil du IIIe arrondissement, j’ai traversé un passage à vide musical. Double Sabre, le groupe que nous avions fondé avec Makan et JR, est mort de sa belle mort. En réalité, Makan l’avait déjà quitté avant mon déménagement. Avec JR, resté à Arts-et-Métiers, nous nous sommes temporairement perdus de vue. La musique était toujours ma passion, et pourtant je n’ai pas cherché un nouvel atelier rap dans le IXe. « À quoi bon ? » ruminais-je. Ce n’était qu’une activité de centre de loisirs, sans plus, qui ne déboucherait jamais sur quoi que ce soit de concret. Malgré toute leur bonne volonté, ce n’étaient pas un Philippe ou une Yannick qui allaient me signer en maison de disques ou me faire sortir un CD.
Le destin s’en est chargé.
C’est alors que j’ai rencontré Adama et Bastien, dit Maska. Je devais être en cinquième. Un jour, Idrissa, un de mes amis de Jacques-Decour, m’a suggéré : « Tiens, j’ai des copains un peu plus bas dans le IXe, il faudra que je te les présente. » Peu de temps après, dans la cour du collège, à l’heure de la cantine, nous tombons nez à nez avec les intéressés ! Bastien était élève à Jacques-Decour, mais deux ou trois classes au-dessus de moi. Adama, lui, fréquentait le collège Paul-Gauguin, rue Milton. Les deux étaient inséparables depuis la maternelle. Ma première vision, inoubliable, est celle d’une toupie humaine. Adama, épaules à terre et jambes en l’air, tournoyait au sol de tout son corps, frénétiquement, inlassablement. La coupole – c’est le nom de cette figure de breakdance – est un mouvement d’une très grande technicité. Difficile de l’imaginer aujourd’hui ! Maska aussi dansait à côté. J’étais impressionné, mais je ne voulais pas être en reste. Je les ai entraînés à la sortie du collège et d’un bond, j’ai fait un salto arrière dont Maska parle encore ! C’était ma période sports de combat et capoeira. Chacun s’est mis à montrer ce qu’il savait faire, tout le monde se gonflait un peu… C’est ainsi que nous avons sympathisé. La danse et le sport d’abord, la musique plus tard.
Adama est né en France, d’un père sénégalais et d’une mère guadeloupéenne. Ils habitaient un petit trois-pièces rue Milton, dans le IXe arrondissement. Il partageait sa chambre avec sa petite sœur. La famille n’a jamais roulé sur l’or (la maman femme de ménage, le papa dans la restauration), mais c’était malgré tout un cadre stable pour grandir. Adama s’appelle vraiment Adama, l’équivalent arabe d’Adam, mais entre nous, nous l’avons surnommé « l’Assistante sociale » ! Anxieux comme une maman, il a toujours besoin de s’inquiéter pour ses proches : « Dis donc, ça fait longtemps qu’Untel n’a pas appelé ! Est-ce qu’il va bien ? » Et hop, dans le doute, un coup de fil. C’est quelqu’un qu’on imagine facilement entouré de six téléphones, à attendre le chaland : « En cas de souci, appelez au 09 ** ** ** **, tous vos problèmes résolus ! » Il adore trouver des solutions. Face à une difficulté qu’il ne peut faire disparaître, par exemple un ami qui perd un parent, il est malheureux et ne dort plus. Dans ces cas-là, il souffre de son impuissance, mais surtout, il souffre avec son ami. On voit qu’il est vraiment là. Beaucoup de gens le choisissent pour confident. Lui et moi sommes rapidement devenus très proches – nous le sommes toujours. Sa maison, où j’étais souvent invité, est devenue une sorte de QG.
Maska, c’est le babtou, le Blanc de la bande. Avant de le rencontrer, je le croisais parfois à Jacques-Decour et je pensais : « Il a l’air triste, celui-là. Il ne doit pas être bien dans sa vie. » En réalité, j’ai compris en le connaissant mieux que c’était seulement une impression créée par les traits naturels de son visage. La réalité est tout autre : c’est, comme on dit, un bon vivant, qui n’aime rien tant que jouir de la vie. C’est aussi un sentimental. L’amitié, les copains, rêver, partager des vacances, profiter un maximum, voilà ce qui le fait vibrer. Il a un grand frère, mais toutes ces années, sa famille de cœur, ça a été ses amis. Il était très attaché au groupe. Au début, nous l’appelions Stienb’. Mais ça a fini simplement en « le Blanc », ou certains jours, pour le clasher, « le Roi de la Lozère » ou « le Colon ». Nous partions dans des délires improbables. Il se plantait face à l’un de nous d’un air martial : « Distrais-moi un tant soit peu, ô jeune Noir ! » Il était le seul Blanc, il fallait bien en jouer un peu.
Adama et Maska sont amis d’enfance. À l’époque de notre rencontre, en plus de la danse, ils avaient déjà un petit groupe de rap, Assonance, avec Lefa et L.I.O., que je ne connaissais pas encore. Comme mon atelier rap du IIIe nous avait permis de monter sur scène, une association leur avait donné la chance de réaliser un vrai enregistrement en studio, avec cassette à la clé. Nous avions en commun cette passion du rap, nous le savions, mais nous n’avons pas partagé tout de suite nos textes respectifs. Le jour où ils m’ont fait écouter leur cassette, j’ai été surpris par sa qualité. Ils avaient l’habitude du studio et ça s’entendait. Ils étaient en avance, plus performants, meilleurs sur les textes, avec une culture du rap français plus pointue. Quand j’ai à mon tour rappé devant eux, une après-midi au square Montholon, c’est mon sens du flow et du groove, fruit des heures passées devant les clips US de Yo ! MTV Raps, qui les a impressionnés. Le bruit a couru dans le quartier : « Il y a un nouveau, là, qui fait du rap. Il n’est pas mauvais ! » Studio ou scène, rap français ou américain, textes ou flow : nos expériences et nos cultures musicales étaient différentes, mais complémentaires. De là à rapper ensemble, il n’y avait qu’un pas, que nous avons vite franchi. Ce fut le début de l’aventure Sexion d’Assaut. D’autres se sont bientôt joints à nous.
Alors que c’est lui qui est à l’origine du nom du groupe, L.I.O., Lionel de son prénom, est le moins connu des membres de Sexion d’Assaut. À l’époque où le groupe s’est vraiment structuré et a pris son envol, où nous avons signé des contrats, lancé les premiers singles, connu les premiers succès, il était parti s’installer aux États-Unis. C’est ce qui lui a valu son surnom de « Pétrodollars ». À son retour, en 2008, prendre le train en marche a été difficile pour lui. Mais j’anticipe… Pour l’instant, il n’était encore qu’un collégien, comme nous. Il fréquentait le lycée Edgar-Quinet, rue des Martyrs. Son cousin, qui était à Paul-Gauguin avec Adama, les avait présentés. Il faisait partie d’Assonance. Nous ne sommes pas devenus amis tout de suite. J’ai commencé à marcher avec lui plus tard, vers mes quinze ans, à l’époque des premières boîtes de nuit. L.I.O. est un danseur, un ambianceur, un fêtard. Nous sortions le week-end. Nous étions de toutes les soirées, de toutes les fêtes, aux quatre coins de Paris.
La première fois que j’ai vu Fall (que je n’avais pas encore rebaptisé Lefa), c’était à Châtelet-Les-Halles, au cours de l’une de mes nuits blanches d’errance. Je m’étais posé au bord de la fontaine des Innocents, qui, à son ordinaire, grouillait de monde. Ça buvait, ça fumait, ça rappait. Ainsi se produisaient les rencontres. Adama et Maska m’avaient parlé de Karim Fall, le quatrième larron de leur groupe Assonance, mais celui-ci avait changé de quartier et un peu pris ses distances. Hors contexte, je n’ai pas fait le lien tout de suite. Il a rappé un morceau, on a discuté. Quelque temps plus tard, quand il est revenu traîner dans le IXe arrondissement, les autres me l’ont présenté officiellement. Demandez à n’importe lequel d’entre nous qui est le plus grand charrieur, la réponse fusera, unanime : Lefa, s’il n’avait pas fait de musique, serait au Jamel Comedy Club. Doué pour cerner le tempérament des gens, il porte sur le monde un regard affûté. Ça l’intéresse. Il aime raconter, échanger, partager, se confier. Que ce soit le breakdance, le rap ou la religion, il s’investit corps et âme dans ses passions. Si, à première vue, il semble extraverti et archi-sociable, multipliant les : « Tu es où ? Je te rejoins ! », dans le fond, il est plus solitaire, plus secret qu’il n’en a l’air. C’est d’ailleurs ce qui nous a rapprochés. Plusieurs fois, il a eu besoin de s’éloigner du groupe pour se ressourcer, se retrouver.
Pendant que se formait cette première nébuleuse Sexion d’Assaut, ma situation personnelle ne s’améliorait pas. Un jour, ce qui devait arriver arriva : j’ai été expulsé, avec Christine et sa famille, de la rue des Petites-Écuries. L’opération a eu lieu dans la journée. Comme d’habitude, les huissiers et la police ont débarqué avec leurs camions pour emporter les affaires et nous ont conduits dans un hôtel de transit. Une bruine d’hiver lugubre donnait à l’ensemble une tonalité de fin du monde qui résumait bien mon désarroi. J’ai alors appelé à la rescousse la fidèle, l’efficace Laura Briem, avec qui j’avais repris contact. À l’époque, sa mère vivait dans une maison incroyable, avec un jardin en plein Paris, place de Clichy. Le temps que j’y voie clair, c’est elle qui m’a accueilli. Mais c’était une solution d’urgence.
Après, je me suis vraiment mis à rôder. Pendant de longs mois, je n’ai vraiment pas eu de toit. Souvent, j’étais hébergé chez le Blanc, dans sa chambre. Quand pour une raison ou pour une autre ce n’était pas possible, je tâchais de trouver une solution de repli chez un autre ami. En dernier ressort, j’avais rencontré dans le quartier un compagnon d’infortune, qui m’accompagnait dans mes nuits blanches en cages d’escalier. Nous choisissions un immeuble et nous installions dans l’endroit le plus reculé, pour éviter tout passage, sur un palier élevé ou au fond d’un couloir. Nous fumions, dormions dans un coin et décampions au petit matin. Je filais chez Adama ou Maska prendre un petit-déjeuner. La nuit suivante, rebelote.
Moi qui ai longtemps évité de me confier, j’ai résisté tant que j’ai pu, mais j’ai fini par admettre que j’avais besoin d’aide. C’était invivable. J’étais en troisième et j’avais épuisé mes dernières forces. Laura m’a orienté vers un éducateur, François, qui a tenté de me trouver une situation. Ce fut l’échec sur toute la ligne. Il était très gentil, mais je le trouvais inefficace. Et puis, un éducateur… que pouvais-je faire d’un éducateur ? Je cherchais seulement un endroit où dormir tranquillement, où me poser. Il faisait son métier, mais je l’ai fui plus qu’autre chose.
C’est Sylvie, l’infirmière du collège, qui a débloqué la situation. Cette dame, tout le monde l’aimait à Jacques-Decour. Au cri de ralliement de : « Je vais à l’infirmerie ! », hop, l’un ou l’autre allait se poser avec elle et prendre un thé. Elle avait gagné notre confiance. Je lui ai donc tout déballé : comment je ne savais pas ce que j’allais devenir après la troisième, où j’allais atterrir si je ne résolvais pas mon problème de logement, et ainsi de suite. Elle m’a décidé à faire de nouveau appel à l’Aide sociale à l’enfance. C’est ainsi que j’ai débarqué dans une famille d’accueil, chez des gens qui avaient l’habitude d’héberger des enfants. On m’a donné le choix entre une famille de Blancs ou de Noirs. J’ai choisi cette famille originaire du Togo, qui habitait porte de Pantin. Ils avaient déjà trois enfants (deux de mon âge à peu près et une petite fille), ainsi qu’un autre gamin placé, un tout petit de quatre ou cinq ans. Avec les enfants, j’avais des atomes crochus et nous nous sommes très vite bien entendus.
Mais j’étais gêné de débarquer dans la vie déjà établie de cette famille, avec son histoire, ses habitudes et ses codes que je ne maîtrisais pas. J’avais oublié ce qu’était un univers avec des règles comme : « Rentre à telle heure. » Je me suis efforcé, de fait, de perdre mon habitude de vagabonder, en rentrant tout de suite après l’école. Forcément, je voyais de moins en moins mes amis. Je ne sortais que le week-end, que j’attendais avec l’impatience que l’on imagine. Dès le vendredi soir, je filais dans le IXe arrondissement, pour rapper. Des amis m’hébergeaient jusqu’au dimanche. Mon séjour dans cette famille a duré deux ans, jusqu’à mes dix-huit ans. J’y ai mis un terme parce que je ne m’entendais plus avec la mère. Ils étaient accueillants, et pourtant, je n’ai jamais réussi à me sentir chez moi. Par exemple, en deux ans, je n’ai jamais osé ouvrir le réfrigérateur… Je vivais cloîtré dans ma chambre, passais dans le salon en rasant les murs pour me faire oublier et décampais dès que le week-end arrivait.
À la même époque, après ma troisième, j’ai passé le concours d’entrée au lycée des arts graphiques Corvisart. On y enseigne la communication graphique et tout ce qui touche à la pub. Dessinateur, c’était ma première vocation. J’ai été accepté avec deux amis, Naïm et Julien, avec qui je partageais cet amour de la bande dessinée. Là-bas, j’ai retrouvé une forme de stabilité. J’ai beaucoup aimé ce lycée. Les cours, bizarres, techniques, passionnants, portaient sur des matières que l’on n’enseigne pas dans un établissement classique : typographie, photographie, dessin, etc. J’y ai appris énormément. Quand j’ai quitté ma famille d’accueil, il ne me restait pas totalement un an à y étudier. J’ai tenu jusqu’à la fin de l’année scolaire. Après, j’ai décroché. J’étais très bon en dessin, mais d’autres matières me réussissaient moins, et il fallait avoir la moyenne en tout. Il y avait la Sexion d’Assaut qui prenait de l’ampleur à côté, mais j’étais quand même triste de partir.