Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 6)
- Par Mortuus
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Ma mère est très croyante. Pourtant, malgré l’importance que la foi revêtait pour elle, elle ne nous a pas transmis une éducation spirituelle solide et structurée. Elle nous répétait que Jésus nous sauverait, mais ce n’était pas argumenté. Mes frères et sœurs et moi n’avons reçu ni baptême ni catéchisme. Quand nous étions petits, nous l’accompagnions parfois à la messe le week-end. J’en garde plutôt de bons souvenirs. L’église évangéliste, que fréquentent la plupart des Congolais, n’a rien à voir avec France 3 le dimanche. Le pasteur est un showman, qui ambiance la cérémonie en ponctuant ses sermons de : « Amen ! Amen ! » La congrégation chante et danse, presque en transe. Quant à mon père, la religion n’était pas vraiment son truc. Il était moins impliqué.
Vers l’adolescence, j’ai commencé à me poser un nombre croissant de questions existentielles. Je méditais sur le monde qui m’entourait, sur la vie, la mort, l’univers, le pourquoi du comment. À notre échelle, nous voyons bien qu’un immeuble ou une machine ne se construisent pas tout seuls. Ils nécessitent des calculs minutieux, et surtout, quelqu’un pour faire ces calculs, architecte ou ingénieur. Comment en irait-il différemment du monde où nous vivons ? La marche des étoiles, l’alternance des saisons, la gestation d’un enfant, comme tant d’autres rouages de l’univers, fonctionnent avec la même précision depuis des millénaires. Qui en est l’architecte ? Qui en est l’ingénieur ? Je ne pouvais pas me convaincre qu’il ne s’agissait que de coïncidences heureuses ou des cahots d’une évolution hasardeuse. L’astronomie, par exemple, me passionnait. Mais plus les physiciens m’en détaillaient les théories, plus je ruais dans les brancards : « Non, il faut qu’on sache qui contrôle ça ! Ce n’est pas possible, tout est trop bien calculé : ça ne peut pas être un hasard. » Toutes les tentatives d’explication me paraissaient incomplètes et bancales.
Au bout du compte, il y aura toujours des gens, des scientifiques, qui s’acharneront à bâtir de nouvelles réponses, plus complexes, plus complètes, qui incorporent enfin toutes les pièces du puzzle, et d’autres qui ont accepté, comme moi, que la seule réponse à ce mystère, c’est que nous avons été créés, tout simplement. Seul Dieu peut être l’auteur d’une harmonie si totale, d’un tout si cohérent.
J’eus de longues discussions avec des pasteurs et des frères. Mais les réponses qu’ils offraient me laissaient insatisfait. La religion que je connaissais, le christianisme, tourne autour de la notion de Sainte-Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit participent tous trois de la même essence divine, bien qu’étant distincts les uns des autres. Selon ce dogme, Jésus est à la fois homme et divinité, fils de Dieu et Dieu lui-même. Or justement, j’ai toujours eu un problème avec ce Jésus Dieu. Comment un homme comme nous, avec des besoins et des faiblesses, qui connaît la colère, la tristesse, la faim, le sommeil, pourrait-il échapper à sa condition de mortel ? Je n’ai jamais réussi à croire en son caractère divin.
La vie est faite de rencontres. Petit à petit, mes réflexions m’ont acheminé jusqu’à des personnes qui m’ont parlé avec une ferveur brûlante de leur foi musulmane. Là où la religion chrétienne sonnait faux à mes oreilles, l’islam parlait à mon cœur. Même sur des questions pointues et techniques, comme, par exemple, ce que signifie le caractère divin. Dieu, personne ne l’a vu. Dès lors, comment pourrait-on savoir à quoi il ressemble ? Je ne comprenais pas d’où sortait ce vieil homme à barbe blanche de l’art chrétien. L’islam répond qu’Allah ne ressemble à aucune de ses créatures physiques, palpables ou impalpables : ni homme, ni animal, ni vent, ni feu… Dieu est inconnaissable. L’islam dit aussi cette phrase énigmatique :
Dieu est le premier sans début et le dernier sans fin. Ce concept, pourtant difficile à appréhender, résonnait en moi. Nous, humains, on a un début ! Mais Dieu, créateur de toutes choses, ne peut exister qu’en dehors de Sa création, en dehors du temps. Et ainsi de suite. Toutes les réponses que l’islam me laissait entrapercevoir, même mystérieuses, s’emboîtaient avec les questions qui m’avaient toujours taraudé. Il allait falloir étudier pour progresser. De fil en aiguille, j’ai décidé de me convertir.
En 2004, j’ai prononcé la chahada, la profession de foi musulmane. Je suis devenu Bilel.
À cette nouvelle, la première réaction de ma mère a été la peur – peur de l’extrémisme, du fanatisme, du terrorisme. Ces derniers temps, avec tout ce qu’il se passe, pour beaucoup de gens, c’est encore pire. La barbarie qui usurpe le nom d’islam ne fait qu’alimenter cette peur ambiante. Mais ma mère a observé, ensuite, mon comportement. Elle a constaté que, bien loin d’être devenu fou, j’étais tranquille, serein, apaisé même. Elle a accepté le chemin spirituel de son fils, différent du sien.
La plupart de mes amis de la Sexion d’Assaut venaient de familles musulmanes, plus ou moins pratiquantes, mais tous, par un effort d’étude personnel, ont fait leur propre chemin dans la religion. Maska, comme moi, s’est converti. Que ce soit avec Adama, Lefa, Maska ou d’autres, je passais des nuits et des nuits à parler d’islam, à approfondir mes réflexions. Nous étions dans cet islam de méditation. Nous parlions de la Création, de la vie après la mort… Nous nous enrichissions mutuellement.
Au fil de nos rencontres, nous avons quelque temps rejoint les frères du tabligh. Ce mouvement pacifique, très populaire dans les banlieues, repose sur un prosélytisme organisé. Le message est certes assez moralisant et rigoriste, mais il ne véhicule rien de violent. Le rappeur Abd al Malik, qui en a lui aussi fait partie avant de s’en dissocier, le résume très bien dans son livre Qu’Allah bénisse la France : « Lorsqu’on sort sur le sentier de Dieu, on essaie d’acquérir quelques sifat (qualités) qu’ont manifestées les compagnons du Prophète, paix sur lui. Ces qualités sont les suivantes. Un, la bonne parole : “Pas de divinité sinon Dieu, Muhammad est son envoyé.” Deux, la prière avec concentration et dévotion. Trois, la science religieuse et le rappel du nom de Dieu (dhikr). Quatre, la générosité à l’égard des musulmans. Cinq, la sincérité de l’intention. Et enfin, six, prêcher la religion d’Allah et sortir sur Son chemin1. » Il ne s’agit en aucun cas de prendre les armes ou d’aller combattre le jihad. Les frères du tabligh partent simplement sur les routes propager l’islam, comme le faisaient les compagnons du Prophète. L’objectif est de ramener sur la bonne voie les brebis égarées en leur parlant de la religion.
À notre tour, nous sommes devenus prédicateurs ambulants. Nous avons fait des voyages à pied, nous avons sillonné les routes jusqu’en Italie, « sur le chemin de Dieu ». De mosquée en mosquée, de quartier en quartier, nous allions prêcher le message de l’islam. Nous faisions tous ensemble ces voyages de prosélytisme, que nous appelions nos « retraites spirituelles ». Nous pouvions rester plusieurs semaines dans une mosquée amie. La musique étant contraire à ce que nous prêchions, nous l’avons pendant quelque temps mise de côté, pour nous consacrer plus complètement à notre quête de spiritualité.
D’autres amis nous mettaient parfois en garde : « Votre bulle, là, est-ce que ce n’est pas une secte, en fait ? Il n’y aurait pas un gourou derrière tout ça ? » Mais nous nous bouchions les oreilles. Cependant, petit à petit, certains ont commencé à se poser des questions et à faire des recherches. Nos amis avaient raison, mais nous ne nous sommes pas réveillés tout de suite. La secte prend racine en Inde. Là-bas, les fidèles adorent les dépouilles de soi-disant saints, qui ont sacrifié leur vie pour le mouvement. Ils se lamentent auprès des tombes, leur demandent des faveurs. Adorer des tombes, c’est purement et simplement de l’idolâtrie, presque du polythéisme. Cela va à l’encontre du plus grand principe de l’islam : il n’y a qu’un Dieu, le seul qui mérite d’être adoré, et il n’a pas d’associé. Jusqu’à ce que, de source sûre, un ami aille sur place et voie de ses propres yeux, nous avons eu du mal à croire à cette hérésie. Au début, les uns sont restés, tandis que les autres leur martelaient : « Hé ho ! Vous vous êtes fait endoctriner ! »
Quand nous avons ouvert les yeux, loin d’être entraînés à un rejet de l’islam, nous avons pensé : « Ce n’était pas le vrai islam, il nous faut trouver le chemin. » Nous avons arrêté de fréquenter nos anciens compagnons. Quand tu sors d’une secte, les gens changent de visage et se détournent : « Tu n’es plus avec nous, tu as changé. »
Moi, au début, j’ai eu peur. Tout s’écroulait autour de moi. Et si c’était ça, l’islam ? Que me restait-il ? Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que l’existence d’une secte ne remettait pas en cause la vraie foi. Jeune converti ignorant, j’avais fait confiance aveuglément au premier venu. La vérité était à portée de main. Il me fallait lire, étudier, comprendre par moi-même, apprendre vraiment la religion à la source. Dans les textes.
1. Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France, Albin Michel, 2004, 2014.