Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 7)
- Par Mortuus
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Dans notre quartier gravitaient des dizaines de rappeurs et de petits groupes. Adama avait eu le premier l’idée de monter un grand collectif pour les réunir, vers 2001. L.I.O., en somnolant un jour devant la télévision, avait flashé sur un gang baptisé la « Section d’Assaut » et avait gardé le nom en tête. La rue et le rap sont des milieux compétitifs : cette sonorité guerrière nous a tout de suite plu. Un commando à l’assaut du rap français ? Ça ne pouvait être que nous ! Dernier twist, le x remplaça le ct. Aucun de nous n’avait conscience de la référence possible aux SA nazies. Le jour où l’on nous a alertés, nous avons été horrifiés, mais il était déjà trop tard pour changer de nom.
Cette première Sexion comptait pas loin de trente membres. Le recrutement se faisait au talent. Ni bizutage, ni test extravagant, nous demandions seulement à entendre un couplet. Pendant une séance en studio, j’ai ainsi présenté mon vieil acolyte JR à mes potes du IXe. JR a rappé un texte et fait bonne impression. Séduits, les autres lui ont proposé d’intégrer le collectif.
Il nous est quand même arrivé de nous faire berner. Un jour, un type arrive et nous en met plein la vue avec un texte de dingue, dance-hall-ragga, technique, très bien fait. Nous hallucinons : « Wow, c’est de la folie ! Comment il a fait un truc pareil ? » Pas besoin de délibérer, nous l’intégrons illico. Il est si fier de ce texte qu’il continue à le rapper en toute occasion. Or quelque temps plus tard, voilà que Maska, éberlué, entend passer le morceau à la radio. Le même ! Après une réunion au sommet, nous l’appelons, très embêtés : « Que se passe-t-il ? On a entendu ton couplet à la radio ! » Le mec s’exclame du tac au tac : « On m’a volé ! » C’était un pote, mais il a compris qu’il était viré. Le plagiat, c’était une ligne qu’on ne franchissait pas.
En général, nous nous réunissions chez le Blanc. Il vivait avec ses parents et son grand frère, avant que celui-ci ne quitte Paris pour s’installer à la campagne. L’appartement nous semblait immense. C’était l’endroit idéal pour se poser et écrire. Dans son salon, on pouvait mettre le son sur la chaîne hi-fi. Pendant ce temps, son père lisait des livres dans sa chambre. Il ne nous donnait jamais l’impression d’être dérangé. Il appréciait notre musique et nous lui faisions écouter les nouveaux morceaux.
Nous ne donnions pas encore de concerts, mais les premiers enregistrements datent de cette époque. Il y avait un studio dans le quartier. L’heure coûtait une trentaine d’euros : nous nous cotisions et nous y déboulions en masse. À quinze ou vingt dans le studio, c’était un souk ingérable : chacun posait son couplet, les titres duraient plus de dix minutes, l’instru changeait parfois à mi-morceau… Mais que de bons souvenirs ! Quand il nous voyait arriver, l’ingénieur du son se décomposait à vue d’œil : « Et merde, encore eux… » Pour un fan de jazz et de rock anglais comme lui, le débarquement d’une tribu d’hurluberlus surexcités n’avait rien de réjouissant. Mais il était pro et gardait ses commentaires.
Concrètement, comment se passe une session au studio ? Tu arrives avec ton instru (au début, avant de composer les nôtres, nous reprenions des prods existantes), l’ingé son la rentre dans son logiciel et tu chantes dessus. C’est aussi simple que ça. « C’est quand vous voulez ! » Hop, il appuie sur play et il faut se lancer. Dans le casque, chacun n’entend que la musique et sa propre voix, pas les passages des autres – et aussi, bien sûr, l’ingénieur qui donne ses instructions. Quand quelqu’un cafouille : « Je la refais ! Je la refais ! – OK… – Remets-la un peu avant. Non, non, efface-moi juste ce mot-là ! » Et ainsi de suite pour vingt personnes. À 30 euros l’heure, il n’y avait pas intérêt à se reprendre dix-huit fois sur un mot, d’autant que les sessions étaient vraiment minutées : « Bon, désolé, les mecs, là, faut arrêter. » Le gars, c’était prends-ton-son-et-tire-toi. Le morceau que nous récupérions était brut. Nous ne connaissions pas encore le mixage.
L’ingé son du studio n’est pas le seul à avoir souffert de nos invasions. Comme je le disais, au début, nous rappions sur des instrus déjà connues. Nos premiers essais de composition ne s’étaient pas révélés concluants. Nous n’avions pas le niveau et nous ne connaissions pas encore de beatmaker.
Jusqu’à la rencontre d’Alan, dit Lanlan.
Bien qu’il n’ait jamais fait officiellement partie du groupe, c’est à Lanlan que l’on doit les toutes premières prods originales de la Sexion. C’était un puriste, un amoureux de la musique urbaine, que nous avons connu par des amis communs. Un jour, nous avons atterri chez lui, et son confort nous a sidérés : un canapé dans sa chambre, une télé, une console, un mur entier de DVD, et surtout, le Graal, un ordinateur avec Internet. Tant de luxe ! Lanlan était dans le futur. Dès le lendemain, nous avons installé notre QG chez lui. Arrivés au pied de l’immeuble, nous le sifflions. Les premières fois, il jetait un œil depuis sa fenêtre du sixième étage pour vérifier : « Allez, ouaaais, montez… » Après, il ne s’en donnait même plus la peine. Nous venions presque tous les jours. Nous montions, nous nous posions, jouions à la console, regardions des films, fumions – Lanlan avait toujours de quoi rouler. Il aimait ce que nous faisions. Sur son ordinateur, il avait les logiciels pour composer de petites instrus. Il nous les faisait écouter et nous rappions dessus.
Lanlan était un garçon blond au tempérament light, très, très light, les yeux toujours un peu endormis : « Salut ! Ça va, Lanlan ? – Ouaaais, ça vaaaa… » C’est peut-être ce qui lui a permis de nous supporter. Si en le charriant, on obtenait un sourire en coin, c’était une victoire, on l’avait vraiment fait marrer. Son enthousiasme le plus délirant se manifestait par un simple : « J’aime bien, c’est cooool… » Même par la fenêtre, il ne criait pas. Nous déchiffrions ses lèvres pour savoir si nous avions le droit de monter ou non.
Lanlan a subi notre squat permanent un certain nombre d’années avant de péter les plombs. Un jour, sans prévenir, il nous a balancé : « C’est booon, oh, ce n’est pas le paradis, chez moi… » Nous étions consternés : « C’est fichu, il réalise ! » Et en effet, ça a mis un frein. Ensuite, il n’a plus accepté que les deux premiers arrivés ; les suivants trouvaient porte close. Après l’instauration de ces quotas, il a fallu ruser. Certains tapaient des petits coups de vice, claironnant : « Je rentre chez moi ! », alors qu’ils filaient chez lui. L’idéal était d’attendre qu’il sorte sa chienne. Il y avait des horaires, des rituels : le soir, à telle heure, promenade de Maligne, toujours la même. Et là, paf, on interceptait Lanlan. Deux types du quartier, Marwan et Erwan, avaient réussi, je ne sais pas comment, l’exploit de passer VIP. Quoi qu’il arrive, ils avaient le droit de monter, ils avaient obtenu le passe, la Légion d’honneur de chez Lanlan. L’autre solution était donc d’arriver avec eux : c’était un petit lobby.
Pauvre Lanlan. Il a souffert… Et ne parlons même pas de ses parents, qui voyaient tout le quartier défiler chez eux. Je n’ai jamais vu leur visage, et je ne sais même pas s’ils avaient d’autres enfants. La chambre de Lanlan jouxtait l’entrée, nous nous y engouffrions directement, entrapercevant à peine le salon au passage. Heureusement pour nous, c’était le genre de parents qui ne mettent jamais les pieds dans la tanière de leur fils.
Le home studio de Macka d’aM fut un autre de nos repaires. Nous avons enregistré chez lui un nombre incalculable de morceaux, et en particulier ceux qui ont composé notre première mixtape officielle, La Terre du Milieu, en 2005. Matthieu, de son vrai nom, également surnommé Tieums en verlan, était un Français, un peu métissé, qui revendiquait avec véhémence des origines antillaises. Son univers en était le reflet : tignasse en nattes collées, passion pour le dance-hall underground, cartes des îles et drapeau rasta au mur et, surtout, herbe à foison. Il fumait tant que nous lui prédisions une métamorphose en joint humain ! Sa chambre était un croisement entre une caverne d’Ali Baba technologique et un aquarium. De tempérament accueillant, il était tout aussi placide que Lanlan, quoique un peu plus mauvais garçon. Il habitait dans le IXe, vers le métro Poissonnière. Un jour, en discutant dans la rue, nous avons appris que lui aussi faisait un peu de musique. Il nous a fait monter chez lui, et en avant ! Très vite, nous avons délaissé le studio du quartier pour nous installer dans son antre. C’est chez Macka d’aM qu’a été inventé le « micro-chaussette ». Le principe était simple : pour imiter l’insonorisation d’un vrai studio, nous enregistrions en embobinant une de ses vieilles chaussettes autour de la tête du micro. Rapidement, notre invasion en masse a posé le même problème que chez Lanlan : Tieums aussi, nous l’avons beaucoup fatigué. Certains jours, nous sonnions, sonnions, mais rien à faire, il refusait de nous répondre. Il fallait trouver l’astuce.
Quand nous avons emmagasiné assez de morceaux, nous avons sorti La Terre du Milieu. La mixtape est signée du 3e Prototype, c’est-à-dire JR (devenu JR O Crom), Lefa, Adama (qui commençait à se faire appeler Barack Adama), Maska et moi. Pour la pochette, je nous avais dessinés tous les cinq devant les montagnes du Mordor – l’un de nos surnoms pour le IXe arrondissement. On y trouvait aussi des featurings d’autres membres de la galaxie Sexion d’Assaut, dont Anraye, Balistik, R-Mak, Doomams ou Black Mesrimes. Bien sûr, la compil n’était pas dans les bacs. Nous l’avons vendue de la main à la main. Après une expédition dans les boutiques d’informatique discount de la rue Montgallet, pour faire des stocks de piles de CD Verbatim, nous avons colonisé les ordinateurs de tous nos potes équipés pour un marathon de duplication. Ce traitement de choc a mis K.-O. un certain nombre de leurs graveurs… Ensuite, nous sommes allés dans la rue, près de chez nous ou à Châtelet, pour les vendre en direct. Nous en confiions aussi aux petits du quartier contre une commission sur les ventes ou à nos potes d’autres zones pour qu’ils nous fassent connaître chez eux. C’était un vrai réseau. Les bons jours, nous en vendions six, sept chacun, à 5 euros pièce. Nous réinvestissions une partie des recettes dans une nouvelle fournée de CD vierges. Ce n’était pas encore la fortune, mais pour la première fois, j’avais un peu d’argent en poche – ou sous mon matelas, qui me servait de banque. En tout, nous avons dû en écouler un petit millier d’exemplaires. Le jour où nous avons vu un de nos titres apparaître en téléchargement illégal, sur eMule, nous avons sauté de joie. Pour nous, qui recherchions la reconnaissance de la rue bien plus que la gloire ou l’argent, c’était une consécration.
C’est vers cette époque que nous avons rencontré Black Mesrimes, sur le campus de l’université d’Antony. Dans une résidence, un étudiant avait monté, lui aussi, une sorte de home studio, où nous nous retrouvions parfois. Il arrivait que d’autres rappeurs viennent poser des couplets. Black, ce jour-là, était avec des amis. S’en est suivi un freestyle. Et quel freestyle ! Son talent nous a scotchés sur place. C’est comme ça qu’il a intégré la Sexion, alors qu’il n’était pas du tout du quartier.
Doomams, plus âgé que nous, vivait dans un deux-pièces rue des Martyrs et avait déjà une certaine stabilité personnelle et professionnelle. Il a lui aussi rejoint notre bande grâce à son talent, mais il ne comptait pas autant que nous sur une hypothétique carrière musicale pour s’en sortir. Contrairement à nous tous, il a vécu assez longtemps en Afrique avant d’arriver en France. Son tempérament en porte la trace : il me fait souvent penser à un daron africain, plus distant, plus réservé. Il n’est guère étonnant qu’il se soit toujours très bien entendu avec le discret JR.
Sexion d’Assaut a longtemps fonctionné comme une grosse maison de disques avec ses petits labels. Dans le giron du collectif gravitaient à la fois des sous-groupes et des électrons libres. Le 3e Prototype, par exemple, réunissait plus ou moins les anciens d’Assonance et de Double Sabre, c’est-à-dire Adama, Maska, Lefa, JR et moi. Doomams et Black M, eux, marchaient plutôt en solo. Même des gens qui n’étaient pas officiellement de la Sexion s’en revendiquaient : c’était la fierté du quartier. Nous avons compris plus tard la nécessité de simplifier pour poursuivre sérieusement dans le milieu. Il fallait choisir un seul nom et oublier les autres petites entités. Sexion d’Assaut est devenu le groupe que l’on connaît en 2009, pour la sortie de L’Écrasement de tête. Savoir qui allait le constituer s’est décidé tout seul. Certains s’étaient mariés, avaient déménagé ou cherchaient une stabilité loin des incertitudes artistiques. Le noyau dur est resté : ce fut Adama, Black M, Doomams, JR, Lefa, Maska et moi, ainsi que L.I.O., depuis les États-Unis.