Main photo Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 9)

Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 9)

  • Par Mortuus
  • 1329 vues

  Nous avions peu de rapports avec la police. Certes, le délit de sale gueule était fréquent, mais il allait rarement bien loin. Nous rappions tranquillement dans notre square, quand les flics surgissaient pour un contrôle. Au cœur du chic IXe, ils ne voulaient « pas de ça ici », sous-entendu pas de bandes de petits Noirs qui traînent et traficotent on ne sait quoi. C’était pénible, à force, mais vite réglé. Ils savaient bien que nous n’étions que des gamins de quinze ou seize ans. Ils nous contrôlaient, nous avions nos papiers, ils nous foutaient la paix. Parfois, ils en embarquaient un, s’il avait fait le malin.

  Quand on ne nous provoquait pas, nous étions un groupe d’artistes pacifiques, perchés sur leur petit nuage musical. Nos conneries étaient plutôt dérisoires. Certains dealaient à la petite semaine. Il n’y avait ni grossiste ni vaste réseau dans nos rangs : la pire punition pour celui qui se faisait attraper était de passer quatre heures au poste tandis que les flics confisquaient son morceau de shit. Moi, j’étais toujours voleur de Twix à mes heures, ou au pire, d’un jeu vidéo par-ci, par-là. J’ai grandi dans cette culture du jeu. L’antenne de la télé, chez moi, était peut-être une fourchette, mais elle était toujours reliée à une bonne console, Playstation, Super Nintendo ou autre. Sauf que les jeux coûtaient vraiment cher.

  En dehors de la Sexion, il est vrai que je marchais avec des gens qui faisaient de plus grosses conneries que moi. J’assistais parfois à certaines scènes, aux préparatifs – couper le shit en barres, les mettre dans de la cellophane – ou aux tournées. Je ne voulais pas y participer, mais je ne jugeais pas. En revanche, le racket a toujours été quelque chose qui me mettait particulièrement mal à l’aise. « Donne ton téléphone ! », avec une gifle au passage, je ne le supportais pas. J’ai très vite désavoué ceux de mon entourage qui le pratiquaient. Agresser un innocent, pour un portable ou l’argent de son goûter, me paraissait indigne. Quand j’étais témoin d’une telle scène, je m’interposais très souvent. Ce qui, parfois, dégénérait…

  Le IXe n’était pas la zone, et la Sexion n’était pas un gang. La violence pour la violence ne nous attirait guère. Pourtant, vers nos quinze, seize ans, les bagarres n’étaient pas rares. Notre coin de Paris, plutôt tranquille, attirait les convoitises. Nous le défendions comme nous le pouvions des velléités conquérantes de ceux qui y voyaient une manne inexploitée. Les bandes des quartiers voisins où des banlieues montaient des expéditions pour venir dealer ou racketter aux sorties de nos écoles. Entourés de ces Romains hostiles, nous étions, c’était clair, le petit village qui résiste encore et toujours à l’envahisseur ! « La Gaule » était l’un de nos surnoms préférés pour notre bastion.

  Je me souviens d’une histoire, comme ça. Des petits de notre quartier, beaucoup plus jeunes que nous, avaient subi une injustice. Nous ne pouvions pas laisser passer cela. Il fallait réparer l’honneur de la Gaule ! Nous avons donc décidé d’intervenir. Maska et moi sautons dans un métro en direction de la cité des coupables. Arrivés là, nous expliquons la situation, très calmes : « Bonjour, on est à la recherche de Truc et Machin. On voudrait un combat singulier. » Nos interlocuteurs ne cachent pas leur stupeur : « Mais vous êtes malades ou quoi ? Vous savez où vous êtes, ici ? » L’odeur de l’embrouille se répand comme une traînée de poudre : les rangs se resserrent, la foule s’agglutine, les fenêtres s’ouvrent, les véhicules s’amassent. Ça chauffe, mais nous gardons notre sang-froid. En fait, notre attitude est celle de deux hommes armés. Maska obtient son combat singulier, qu’il gagne. C’est à ce moment-là que tout aurait pu flamber. À deux contre une cité, nous n’avions aucune chance. Ils auraient pu nous dépouiller, nous tabasser, nous tuer. Nous n’avons jamais bien compris ce qui nous a sauvés – peut-être ont-ils effectivement cru que nous étions fous, armés, ou les deux –, mais contre toute attente, ils nous ont laissés repartir indemnes. Nous n’en revenions pas.

  Une autre fois, j’ai eu moins de chance. La mère de notre ami Jiba Jiba, l’un des premiers managers de Sexion d’Assaut, habitait dans une cité des Ulis, dans l’Essonne. Jiba Jiba traînait plus souvent à Paris que là-bas, mais de temps en temps, quand sa mère s’absentait et qu’il avait l’appartement pour lui, nous allions y passer des après-midi, posés, à regarder des films. Ce jour-là, nous étions trois, Jiba Jiba, Lefa et moi. Sur le chemin du retour vers Paris, nous rigolions fort, ce qui n’a pas plu aux mecs du coin. Pour des gens qui passaient leur journée à galérer en tenant les murs, voir trois personnes marcher l’air heureux et rire au grand jour, ce n’était pas normal. Être heureux ici, dans la cité ? Et puis quoi encore ! Ils nous ont interpellés : « Venez voir, venez voir. » Nous avons senti d’instinct qu’on allait nous chercher la petite bête pour rien. Comme on dit, ça sentait la patate. Il fallait montrer que nous n’avions pas peur. Nous nous sommes approchés négligemment : « Ouais ? Qu’est-ce qu’il y a ? » La première question est toujours géographique. C’est l’appartenance féodale : « D’où vous venez ? » Jiba Jiba a répondu la vérité : « De la cité. » Moi, je les dévisageais en pensant : « Pfff, mais c’est des oufs, ces mecs ! » Ça devait clignoter sur mon front, parce que d’un coup, l’un d’entre eux a braqué les projecteurs dans ma direction : « Toi, là ! Pourquoi tu me regardes ? » Moi, innocemment : « Je te regarde ? Comment ça ? Il y a un problème ? » Quelqu’un s’est approché de moi par-derrière et m’a assené un coup monumental sur la nuque. J’ai vu un grand flash blanc ! Je savais que je devais réagir. À demi assommé, je m’en suis pris, gratuitement, au premier venu, en face de moi. Ça tombait bien, c’était celui qui m’avait demandé pourquoi je le regardais. Tout est allé très vite : je me prends cette latte, j’attrape l’autre, je lui mets deux, trois coups sur le visage, il tombe, on me tient, je me débats un peu, j’arrive à me libérer, je me fraye un chemin et je cours, je cours, je cours, à la recherche du RER, avec toute la cité à mes trousses.

  Peine perdue : une cité inconnue est pire qu’un labyrinthe. Je n’ai jamais retrouvé le RER. Essoufflé, je m’enfonçais dans le dédale, tandis que mes poursuivants, sur mes talons, me hurlaient des menaces : « T’es mort ! Tu ne sortiras jamais d’ici ! On aura ta peau !! » Inévitablement, j’ai atterri dans un cul-de-sac, un jardinet de cité à une seule entrée, encerclé par sept ou huit personnes. J’étais fait. Ils m’ont jeté à terre et s’en sont donné à cœur joie. Le temps que Jiba Jiba (qu’ils n’avaient pas touché, puisqu’il était de la cité) débarque et mette un terme au massacre, j’avais déjà pris cher. Très, très cher. Heureusement, de son côté, Lefa s’en était tiré à peu près sans dommage.

  La plupart des altercations partent d’une broutille : une fille, un regard, rien du tout. C’est le phénomène des quartiers. « Il y a des gens, là-bas, qui nous ont manqué de respect. On est obligé d’aller chez eux ! » Tu t’embarques dans une embrouille parce qu’elle touche un mec du quartier. Le mec, tu ne le connais pas forcément, tu sais à peine ce qui lui est arrivé, mais le quartier est avec lui, alors toi aussi. C’est une solidarité aveugle, à la corse. Une armée qui entre en guerre. Régulièrement, ça finit mal. Personne n’est jamais mort sous mes yeux, mais des tabassés, des comateux, des poignardés qui atterrissent en réanimation parce que le foie est touché, j’en ai vu des tas.

  Ainsi, un soir, une petite soirée organisée dans un restaurant-café de Montparnasse, improvisé en boîte de nuit, a viré au West Side Story parisien. C’était le milieu de la nuit, la fête battait son plein, quand par hasard s’y sont retrouvés trois clans rivaux. Le premier (le nôtre) et le deuxième avaient, indépendamment, des bisbilles à régler avec le troisième. Très vite, les uns et les autres ont commencé à se reconnaître : « Mais ce ne serait pas Untel ? » Le temps que tout le monde sorte de la boîte, une baston générale a éclaté en pleine rue. Nous avions beaucoup bu. Maska, à mes côtés, était complètement frac’. Bien qu’en minorité, nous avons réussi à mettre en déroute le clan adverse. Malheureusement, ils étaient quasiment dans leur quartier. Nous nous apprêtions à nous congratuler mutuellement, quand nous les avons vus réapparaître. Armés. Il n’y avait pas à hésiter : nous avons pris la tangente.

  Les grosses bagarres de ce genre peuvent être très dangereuses. Un jour, j’ai vu l’un de mes amis, qui vit aujourd’hui au Sénégal, être percé de tant de coups de couteau que ses boyaux ressortaient. Hormis les lames, les armes qui tournaient étaient surtout des gazeuses et des extinct’. Contrairement à d’autres quartiers plus sensibles comme le XVIIIe, le XIXe ou le XXe, à l’époque, il fallait se donner un peu de mal pour obtenir un flingue dans le IXe arrondissement. Même pour défendre notre Gaule, nous n’en avons jamais utilisé de vrai. Au pire, les armes que nous avions entre les mains déchargeaient des balles à blanc ou des grenailles. Je n’ai jamais vu quelqu’un tirer pour de bon. Alors qu’aujourd’hui, par Internet, il est pratiquement plus facile d’avoir une vraie qu’une fausse kalachnikov.


Publications recommandées