Main photo Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 10)

Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 10)

  • Par Mortuus
  • 1675 vues

  Pendant ce temps-là, j’avais donc quitté ma famille d’accueil, vers le printemps 2005, et posé mes valises chez les Fall. Contrairement à l’ère des squats et des nuits dans la rue, tout mon entourage était désormais au courant de la situation. Les parents de Lefa possédaient une maison dans le XXe arrondissement, où ils m’ont hébergé quelque temps. Bien que propriétaires, ils étaient très loin d’être riches. Ils avaient la sécurité d’un toit au-dessus de leur tête, c’était important, mais certainement pas de quoi donner à leurs deux fils 20 balles par jour.

  Le père de Lefa louait en parallèle un studio dans le quartier de Glacière. Il a accepté de nous le prêter à condition qu’on se débrouille pour le loyer. La vente des CD de La Terre du Milieu nous assurait un petit pécule. Je me vois encore ranger l’argent entre le matelas et le sol ! Une partie servait à payer le loyer. Avec le reste, nous nous offrions un resto ou un chicken par-ci, par-là. Quand nous le pouvions, nous nous procurions aussi un peu d’herbe. L’état second où j’étais plongé me permettait de m’évader et facilitait l’écriture. Mais c’était un piège. Dès lors que j’ai eu besoin d’être pragmatique, de trouver du travail et de l’argent, le shit, loin d’être une aide, est devenu mon ennemi.

  L’appartement à Glacière avait pour principal mérite d’exister ; pour le confort, c’était une tout autre histoire. Il ne comportait qu’une seule pièce, avec une petite salle de douche. Les parois étaient nues, la décoration inexistante. La télé ne marchait pas. Hors des stocks de coquillettes, le frigo et les placards restaient toujours vides. Entre l’absence de chauffage et une brèche monumentale dans la fenêtre, il régnait généralement un froid abominable. Nous dormions sur un canapé-lit et un matelas par terre. Et surtout, les murs, fins comme du papier, nous permettaient de profiter de l’intégralité de la vie de nos voisins. Les pleurs d’agonie de leur enfant nous ont tous les deux traumatisés – il nous arrive encore d’en reparler. Nous l’entendions rire et gazouiller, puis d’un coup, se mettre à hurler comme si on lui coupait tous les doigts. Choqués, nous nous perdions en hypothèses : « Mais il est fou, ce gamin ! Ou il se fait battre, ce n’est pas possible ! » Les cris de possédé de ce petit étaient insoutenables. Nous nous sentions désemparés et impuissants : « Qu’est-ce que tu crois qu’on peut faire ? » Nous n’avons jamais osé aller les voir.

  Les autres de la Sexion avaient leurs difficultés aussi, mais Lefa et moi étions nettement les plus pauvres du groupe. Nous avions tous les deux quitté le système scolaire. Il nous fallait bosser. La vente sauvage de la mixtape n’a pas suffi longtemps à payer le loyer, encore moins à nous faire vivre pour de bon. Nous avons donc contacté les agences d’intérim : Crit Intérim, Manpower, Selpro, Batipro… Ce n’étaient jamais des boulots réguliers. Dès qu’il y avait deux places sur la même mission, nous sautions sur l’occasion.

  Selpro nous a envoyés plusieurs fois au parc Disneyland, à Marne-la-Vallée. Nous avons découvert l’empire Disney en backstage. Mickey Mouse sous le masque. Eh bien, l’envers du décor, c’était tout simplement l’usine. À l’entrée des employés s’alignaient des kilomètres de comptoirs, où l’un après l’autre nous donnions notre ticket. En échange, chacun selon son rôle recevait qui la tête de Donald, qui la robe de Cendrillon, qui un pantalon à rayures et ainsi de suite. Dans des vestiaires immenses, couverts d’interminables rangées de casiers, les employés, comme autant de fourmis, endossaient leur costume et entraient dans la peau de leur personnage. Il fallait en permanence garder le sourire. L’avantage des masques, c’est qu’ils dispensaient de feindre une mine joviale. Un jour, durant une pause, j’ai vu une fille enlever sa tête de Mickey (les Mickeys sont presque tous des femmes) : elle avait l’air excédée, presque démoniaque. Des cernes de zombie lui mangeaient le visage. Tac, elle a pété sa clope en regardant dans le vide. « C’est ça, Mickey ?! » La vérité, c’est que les soldats Disney n’en pouvaient plus.

  Tous les jours, la parade des héros Disney se réunissait à l’entrée du parc. Dingo faisait un petit show de breakdance. Les Dingos étaient en général choisis parmi les mecs de la rue, des cailleras. Bon, ça, pour nous, c’était hors de question ! D’abord, il aurait fallu passer un casting. On me l’a raconté. Le candidat n’a rien, pas de masque, pas d’accessoire, et il doit improviser le chien. « Faites Dingo. » Le jury brode : « Bon, vous nous faites Dingo qui a soif. Dingo qui boit ! Dingo qui cherche son os ! Dingo qui fait le beau ! Allez, c’est parti ! » Ils dévisagent le malheureux. « Waouf ! Waouf ! – Non, là, je ne sens pas le chien. Je suis un gamin, j’arrive à Disneyland, mais là, je ne vois pas Dingo ! Désolé. »

  Lors de notre première mission, Lefa et moi étions bagagistes au Disneyland Hôtel, l’immense cinq-étoiles rose qui jouxte l’entrée du parc. À notre arrivée, on nous a distribué un uniforme qui comportait un béret beige (facultatif), un pantalon rose et une paire de longues chaussettes blanches. Dans le monde de Disney, quoi qu’il arrive, tout le monde est déguisé. Si tu n’es pas Mickey ou Donald, pas d’inquiétude, c’est que l’on t’a trouvé autre chose. La première fois, pas méfiant, j’enfile donc l’uniforme comme des vêtements normaux, chaussettes, pantalon, chaussures. Là, la chef, une Mary Poppins qui avait vraiment la tête de l’emploi, m’apostrophe : « Ah non, non, non ! Par-dessus, la chaussette ! Il faut biiiiiiien la remonter ! Pas comme ça. C’est cooomme ça, la chaussette, cooooooomme ça ! » Et elle joint le geste à la parole. Ah, ce look ! Même Spirou ne se paye pas les chaussettes jusqu’aux genoux… J’ai fait disparaître l’unique photo de nous en circulation.

  La bagagerie reposait sur un mécanisme digne de Merlin l’Enchanteur. Des montagnes de valises, empilées sur un interminable entrelacs de tapis roulants, semblaient se déplacer toutes seules d’un bout à l’autre de l’hôtel. Nous attendions près de l’accueil que l’on nous attribue un chariot. Nous le montions dans les étages. Le luxe des chambres où nous déposions religieusement notre chargement nous fascinait : « Merde ! C’est quoi, cette dinguerie ? » Nous n’avions pas le droit de nous y attarder.

  Une guerre de longue date faisait rage autour des pourboires. Chacun avait son territoire. Les anciens disposaient des spots privilégiés aux abords de l’hôtel. Les clients sur le départ donnaient les meilleurs pourboires, au moment de remonter en voiture. Gare au nouveau qui avait l’outrecuidance de se poster à l’extérieur ! Une embrouille l’attendait en coulisses : « Qu’est-ce que tu foutais dehors ? C’est notre terrain ! Il est où, le pourboire ? » Bim, bam ! Les CDI étaient invirables. Ils travaillaient bien, mais ils n’hésitaient pas à défendre leurs prérogatives à coups de claques. Le tout en gardant le sourire, avec leurs chaussettes blanches.

  Une autre mission nous a menés dans les cuisines des restaurants du parc : balayage, plonge, pizzas… Nous n’étions pas en contact avec les clients, mais en arrière-salle, aux fourneaux. Là aussi, tout était très Temps modernes. Postés devant des tapis roulants, nous y déposions à la chaîne des pizzas crues, prédécoupées en forme de Mickey. La pizza roulait, roulait, roulait, le long d’un couloir fournaise qui débouchait côté caisses. Le temps d’arriver à la sortie, la pizza était cuite. Au bout du tunnel, un employé n’avait plus qu’à soulever une petite trappe pour récupérer le chef-d’œuvre, prêt à déguster.

  Bien plus tard, j’ai voulu passer quelques nuits dans cet hôtel qui m’avait tant fasciné : « Il faut que je voie cette chambre de près, que je dorme dedans, que je comprenne le truc. » J’y suis allé. Eh bien, j’aime toujours mieux Disney quand je n’y suis pas. C’est pourtant un tout autre monde quand tu y vas en client : « Tiens, je ferais bien une virée à Disneyland avec les enfants ! » Mais une fois sur place, les queues, les manèges, la foule me donnent le tournis, et je suis très vite pris d’envies de fuite. Pourtant, quelques semaines, quelques mois plus tard, rebelote : « J’y retournerais bien ! » Bref, c’est mon délire. J’y suis allé trois fois, de cette façon, par nostalgie. Certains anciens collègues étaient encore là, mais ils ne m’ont pas reconnu. Je n’avais plus les chaussettes… Réserver des chambres dans l’hôtel où j’avais trimé, c’était ma revanche.

  Cela dit, par rapport à d’autres missions, Disneyland reste plutôt un bon souvenir. J’étais avec Fall. Nous avons pas mal rigolé. Une fois libérés, nous avions le droit, petit plaisir de la journée, d’entrer dans le parc pour profiter des attractions gratuitement.

  Ensuite, j’ai travaillé quelque temps au tri postal de nuit. Le boulot que tout le monde cherchait, c’était dans les bureaux de poste eux-mêmes. Commencer le matin et finir à l’heure du déjeuner, ça, c’était LA planque. Celui qui décrochait ce job-là devenait une star : « Félicitations ! Franchement, respect ! » Mais ne rêvons pas, les CDI étaient aussi rares là qu’ailleurs. En revanche, la Poste recrutait pour le tri de nuit, dans un gigantesque hangar porte de Saint-Ouen. Tout le courrier pour Paris passait par là, réparti dans des blocs par arrondissement. Chaque agent ne s’occupait que d’un seul arrondissement. J’arrivais vers 10 heures du soir, et repartais au petit matin, quand le jour n’était pas encore levé. Je triais ainsi des kilos de lettres pendant six, sept heures d’affilée, avec une pause de trente minutes. À la pause, tout le monde sortait discuter autour d’une clope. Dès la sonnerie, c’était reparti. Nous étions surveillés par Jean, un terrifiant Gargamel antillais, qui passait entre les rangs comme un contremaître : « Alors ? Vous accélérez ! Alors ? On va plus vite ! Alors ? Vous êtes en train de bavarder ! Où vous vous croyez ? Alors ? Alors ?! » Il était doué pour nous mettre la pression. Il nous épiait pour savoir qui bossait, qui ne bossait pas : « Qu’est-ce que vous me faites ? Les bacs gris dans les bacs verts ! Verts !! »

  J’avais un ami avec qui j’aimais bien discuter. Un jour, il a commis l’erreur de traîner un peu à la pause. Pris dans sa conversation, il est revenu à son poste avec quelques minutes de retard. Le lendemain, je l’ai cherché du regard. Je ne le voyais nulle part et me demandais ce qui avait bien pu lui arriver. Jean s’est glissé derrière moi, triomphant : « Tu cherches ton ami d’hier soir ? AH ! Tu n’es pas près de le revoir… » Sa moustache en tremblait : « J’ai demandé à ce qu’on le VIRE ! » Comme ça. Jean avait ce pouvoir-là.

  Je suis resté plusieurs mois là-bas. Le travail de nuit est bien payé. Mais c’était d’autant plus dur de tenir que pendant tout ce temps, avec la Sexion, nous continuions la musique. Le week-end, la semaine, dès que nous pouvions. Nous cascadions. J’enchaînais les petits boulots, avec ou sans Lefa. J’ai travaillé au Monoprix de Saint-Augustin, où, à cause d’une invasion de rongeurs, il fallait trier les cacas de souris. J’ai fait du porte-à-porte pour Noos. J’ai été manutentionnaire et pizzaiolo. Certaines missions étaient plus galères que d’autres : bâtiment, déménagement… Nous dépendions des agences d’intérim : il arrivait que rien ne tombe pendant deux à trois semaines. Mais à chaque mission, les virements – 400, 500 euros – allaient alimenter mon premier compte en banque, que je venais d’ouvrir à la Poste. Ces sommes représentaient des fortunes à mes yeux.

  Bien sûr, tout ceci était temporaire. Nous cherchions à assurer notre stabilité par un CDI quelque part. Voire, encore mieux, par une formation, parmi celles qui ne nécessitaient aucun diplôme préalable. Mais rien ne nous faisait envie. Tout semblait un choix par défaut.

  Entre-temps, je m’étais marié. Ma femme m’encourageait et me soutenait dans ce dédale apparemment sans espoir. Elle voulait que je m’en sorte. L’année du lancement de Vélib’, nous en avons discuté tous les deux : « C’est tout nouveau. Il y a du taf, c’est sûr ! » Elle m’a poussé à les contacter directement. Je suis donc devenu réparateur ambulant. L’atelier était situé derrière le lycée Le Rebours, rue des Reculettes, dans le XIIIe arrondissement. Monté sur un Vélib’, je partais à la recherche des vélos malades, qui avaient déraillé ou à qui il manquait une pièce. Je regonflais les pneus crevés. Je réparais les petites bornes en panne. Et ainsi de suite. Je m’occupais du secteur de la gare de Lyon. La tournée commençait tôt, dans le froid du petit matin. Je savais réparer un vélo, mais en réalité, il n’y a pas besoin d’être un grand bricoleur pour s’occuper des Vélib’, qui disposent d’un système spécial pour regonfler la chambre à air sans déposer la roue.

  Je n’y suis pas resté longtemps. Je n’étais pas motivé. Je me suis laissé entraîner dans les missions McMorning d’une bande d’anciens, déjà en CDI. Le matin, les mecs partaient de l’atelier, mais au lieu d’aller travailler, ils glandaient au McDo. Pour faire bonne mesure, ils réparaient deux, trois vélos avant de rentrer. J’ai suivi leur délire, sauf que moi, j’étais un nouveau et je n’avais pas le droit à l’erreur. Nous étions souvent surveillés. Quelqu’un nous suivait de loin pour évaluer notre travail. Pour moi, c’était cuit.

  Je commençais sincèrement à croire qu’il n’y aurait pas d’avenir pour moi. Vendre de la drogue, je l’ai envisagé ! J’étais à deux doigts d’aller trouver un cousin dealer pour lui proposer d’entrer dans son réseau. À défaut d’avoir un plan de carrière, j’aurais résolu la question de l’argent. Les dealers ont toujours un peu de cash sur eux. J’étais las d’être perpétuellement à sec. Ce qui m’a préservé de suivre cette voie, c’était encore la peur de ne pas être à la hauteur. Il faut une certaine mentalité pour dealer, un esprit des affaires, une connaissance de la marchandise. Je n’avais rien de tout cela, mais aux portes du désespoir, j’étais presque prêt à apprendre.

  Mes souvenirs de cette période sont très ambivalents. J’y ai vécu beaucoup de bonheur, que ce soit avec la Sexion, ma conversion ou mon mariage. Mais se débattre pour s’en sortir, pour exister, sans jamais voir le bout du tunnel, tenait du cauchemar. Je ne la revivrais pour rien au monde.


Publications recommandées