Main photo Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 11)

Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 11)

  • Par Mortuus
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  C’est en 2005 que j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme. Par le biais d’amis communs, nous nous étions croisés plusieurs fois sans nous adresser la parole. Un soir, la Sexion donnait un petit concert dans le stade de foot de Marcadet-Poissonniers, à l’occasion d’une fête de quartier comme il y en avait tant à l’époque. Il n’y avait pas grand monde, mais je l’ai vue, elle, dans le public. Après le concert, nous avons discuté, essentiellement de musique. C’était une puriste du rap, aux antipodes des sons commerciaux. Souvent, elle enregistrait sur des cassettes « La Nocturne » de Skyrock ou les émissions de Générations où passait le rap trop pointu pour être diffusé à la radio en journée. Nos morceaux, qui tournaient dans le quartier, lui avaient plu. Plus tard, elle a assisté à la conception de nombreux titres, à des enregistrements chez Macka d’aM, aux premiers tournages de clips, au End of the Weak sur le Batofar. Elle a suivi, écouté, conseillé.

  Elle aussi s’était convertie à l’islam. Nous sommes tombés amoureux. Même s’il n’était pas question d’emménager ensemble (je cascadais à Glacière avec Lefa, tandis qu’elle, encore lycéenne, habitait chez sa mère), nous avons su très vite que nous voulions passer notre vie aux côtés l’un de l’autre et fonder une famille. Nous nous sommes mariés devant Dieu.

  Notre quotidien de jeunes époux était précaire. Nous nous voyions surtout le week-end. Tantôt mon frère Saty nous prêtait les clés de son studio un peu délabré, rue Myrha, dans le quartier de la Goutte-d’Or. Tantôt c’était Afi, tout juste sorti de prison, qui nous invitait chez lui. Il vivait en grande banlieue, à Sevran, dans un squat très propre, bien tenu par sa femme. Certes, c’était loin de Paris, mais là-bas nous attendait une chambre rien que pour nous, un havre tranquille, un interstice de quelques heures où nous pouvions vivre notre couple au grand jour.

  Je n’ai pas rencontré tout de suite ma belle-famille, qui ignorait notre mariage. De temps en temps, ma femme me faisait monter chez elle en cachette, dans leur grand appartement du IXe arrondissement. Je repartais en pleine nuit. Notre stratagème a fonctionné jusqu’au matin où j’ai oublié de me réveiller. Le bureau de ma belle-mère donnait sur la porte d’entrée. Faire diversion ? Mission impossible ! Ma présence avait été remarquée, je ne sais plus comment, et j’étais attendu par la maîtresse des lieux. J’ai dû me présenter, en même temps que mes excuses. Elle n’était même pas furieuse, mais moi, j’étais mortifié au dernier degré. Néanmoins, cet épisode a clarifié nos rapports et débloqué pas mal de choses. Ensuite, j’ai pu être invité officiellement.

  Une belle-famille, au début, ça fait peur. J’étais marié, et ces personnes, qui venaient d’un monde si différent du mien, allaient entrer dans ma vie pour toujours. Qu’allaient-elles penser de moi ? Je redoutais les dîners de famille, où je m’imaginais déjà, tête baissée, essuyer hébété un feu nourri de questions : « D’où viens-tu ? Que fais-tu ? Où vis-tu ? Où vas-tu ? » Alors que je ne suis pas d’un naturel stressé, ces premières invitations me mettaient dans tous mes états : « Il va forcément y avoir un problème. Je n’ai rien, pas de bagage, pas de travail. Je ne vais pas être accepté comme ça. Ça va être trop dur, impossible à gérer. C’est chaud ! Oh là là, j’arrive vraiment en mode fardeau… »

  Je faisais très attention, à chaque fois, à bien choisir mes mots. À table, ma femme me faisait des signes quand je m’emmêlais avec ma fourchette ou mon couteau. C’était une éducation : il y avait tout à refaire. Ah, ces débuts ! Ce que je pouvais être figé, ce que je pouvais être raide ! Heureusement qu’avec le temps j’ai appris à me détendre. Ce n’étaient que des détails, après tout.

  Peu à peu, ma belle-mère et moi nous sommes découvert des sujets de discussion inattendus, comme l’art, la musique, la spiritualité. C’était une femme très intelligente et ouverte, avec laquelle j’avais plaisir à échanger. Je lui ai montré mes dessins, et elle les toiles qu’elle avait peintes. Elle croyait en mes capacités artistiques. D’après elle, j’avais vraiment quelque chose à proposer. Nous parlions aussi religion. Ses croyances étaient différentes des miennes, mais elle cherchait à comprendre. Elle avait fait, je me le rappelle, une retraite spirituelle dans un monastère, où tous les pensionnaires étaient tenus au silence.

  Je m’ouvrais à une autre culture que celle dans laquelle j’avais grandi. Mon amour pour les macarons remonte à cette époque. Jusque-là, j’avais toujours cru que c’était dégueu, mais Ladurée a fait tomber mes préjugés. J’ai franchi les portes de l’Opéra Bastille pour la première fois. Alors que le ballet m’a laissé plutôt froid, la technique des chanteurs d’opéra, dont la voix emplit une salle immense sans le moindre micro, m’a sidéré. J’ai gardé en tête les scènes colorées des Contes d’Hoffmann et de L’Amour des trois oranges.

  En 2006, ma belle-mère m’a proposé d’emménager dans l’appartement familial, le temps que je me stabilise, que je me prenne en main et que je trouve un métier. Cette opportunité de vivre avec ma femme me mettait à la gêne autant qu’elle me rendait heureux. Comme dans la famille d’accueil quelques années plus tôt, bien que reconnaissant de cette hospitalité et de ce soutien, j’étais hanté par la peur lancinante de déranger, d’être un poids mort. Selon les périodes, j’essayais plus ou moins de rester invisible, vivant comme un reclus dans notre chambre.

  En emménageant, j’ai fait connaissance avec mes deux belles-sœurs. J’ai été frappé par la ressemblance du trio : même haute taille, même couleur de cheveux, même type, avec pourtant trois caractères très différents.

  Ma femme était la deuxième de la fratrie. Avec sa petite sœur, en quelque sorte sa protégée, le contact a d’emblée été très facile. Elle aussi était de culture urbaine, amatrice de rap et de hip-hop. Nous avions des connaissances communes dans le IXe arrondissement. On m’avait vaguement parlé de sa voix. Un jour, l’entendant chanter dans sa chambre, j’ai tendu l’oreille : « Ah ouais ! Ça ne rigole pas !! » C’était une aria d’opéra en italien. Je lui ai plus tard proposé une collaboration sur un morceau, mais le projet n’a jamais vu le jour. Nous avions une bonne complicité. Nos discussions étaient motivantes, parce que, toujours à la page, elle connaissait tout sur tout de la Sexion, les vieux sons du 3e Prototype comme les nouveautés, et donnait des avis sur les maquettes que je lui faisais écouter. Surtout, elle était vraiment très marrante.

  Ma deuxième belle-sœur, en revanche, me paraissait vivre sur une autre planète. Même si les trois sœurs s’entendaient bien, il y avait vraiment un écart avec l’aînée. Elle n’écoutait pas le même style de musique, ne s’intéressait pas aux mêmes sujets, ne fréquentait pas le même type de gens… En règle générale, nous ne savions pas vraiment quoi nous dire, elle et moi. Ses amis avaient des têtes d’acteurs. Je me souviens encore du jour où, en poussant la porte d’entrée, je suis tombé nez à nez avec un échappé de Poudlard ! Mèche châtain, long manteau noir, écharpe rayée, pas de doute, c’était Harry Potter sans les lunettes.

  Connaissant mon parcours et ma situation, ma belle-mère a cherché à m’aider par tous les moyens. Elle m’a coaché pour décrocher une formation dans le graphisme, en complément du CAP interrompu au lycée Corvisart. Elle m’a dégoté des petits boulots çà et là, pour que je gagne un peu d’argent. Une fois, j’avais accueilli les invités au vernissage de l’exposition d’un de ses amis, où le prix des toiles m’avait choqué. Une autre fois, ayant appris la possibilité, pour les plus motivés, de devenir infirmier, même sans diplôme, par le biais d’équivalences et de cours du soir, elle m’a pistonné auprès d’un chirurgien qu’elle connaissait pour un poste de brancardier au bloc opératoire.

  J’avais déjà mis les pieds dans un hôpital, comme tout le monde, en tant que malade, mais les coulisses d’une salle d’opération, c’était une grande première. Arrivé dans les vestiaires, je me présente au chirurgien, un colosse souriant. « C’est quoi, ce type ? Un chirurgien ? Un basketteur ? » Sans s’interrompre dans l’enfilage de sa tenue de bloc, il m’accueille d’un tonitruant : « C’est donc toi, Gandhi ! Alors, comme ça, c’est toi qu’on pistonne ? » Et il enchaîne sur une blague, qui achève de me déstabiliser. La panoplie stérile m’attend, moi aussi : pyjama en papier, sabots, charlotte sur la tête, la totale. Nous voilà partis. Je le suis avec ma civière, accompagné d’un autre brancardier qui doit me montrer les rouages : où récupérer les patients qui attendent, tout nus, leur intervention, comment effectuer les transferts de brancard, comment manœuvrer les fragiles ou les obèses, comment nettoyer le bloc à fond dès la fin de l’opération, etc. Il y a une salle de détente, mais il n’est pas question de traînasser. Au bloc, il faut en permanence être speed.

  La première opération à laquelle j’assiste est si révolutionnaire que des journalistes sont présents. C’est de la chirurgie digestive, avec une caméra contrôlée par un robot, Aesop. Lors d’une intervention par cœlioscopie, le chirurgien n’ouvre pas le patient, mais gonfle son ventre d’air comme un énorme ballon pour avoir la place de manœuvrer, par trois ou quatre minuscules incisions, les outils et la caméra. Il s’adresse, en anglais, au robot : « Aesop, go left – go up – stop – go back… » Très à l’aise, le professeur blague avec les journalistes, tandis qu’à l’écran on le voit trancher la graisse, se frayer un chemin dans le ventre du patient, pincer, couper, coudre, cautériser. Moi, je suis planté dans un coin avec mon brancard, médusé, à côté du patient endormi sous son lacis de tuyaux. Plus tard, en passant devant un autre bloc, j’entends des bruits d’immeuble en travaux : « Mais qu’est-ce qu’il se passe, ici ? » C’est l’orthopédie. Par le hublot, j’aperçois un mec écartelé sur son fauteuil, la peau ouverte, le bassin aussi clairement visible que sur une planche d’anatomie. Merde ! Armés de scies, de vis et de plaques, le chirurgien et son interne bricolent des morceaux de squelette. Au bloc cardio, les chirurgiens ont fendu la cage thoracique d’une petite grand-mère. Ils versent un produit sur le cœur qu’ils s’apprêtent à charcuter. Avant que j’aie le temps de m’éclipser, ils m’interpellent : « Hep ! Vous ! Ramenez-moi tel outil ! – Euuuh, moi, vraiment ? – Évidemment !! » À l’heure du déjeuner, toute l’équipe s’enfile des platées de spaghettis, comme si de rien n’était. Les plaisanteries fusent, bon enfant. Moi qui ai plutôt le cœur bien accroché, d’ordinaire, l’image de cette mamie ouverte comme une boîte de sardines flotte sous mes yeux – impossible d’avaler une miette.

  Cette expérience hospitalière a duré quelques mois. Ce n’était pas un CDI. Bien que l’incursion dans ce monde m’ait passionné, je n’étais pas vraiment fait pour ce métier.

  En 2007, ma femme et moi nous sommes mariés à la mairie. Cette formalité revêtait pour nous une importance toute relative, puisque notre union était déjà bénie devant Dieu. Nous ne ressentions aucun besoin de marquer le coup. À part nos témoins, nous n’avons donc invité personne. Ce fut une erreur. Aux yeux de mes beaux-parents, je n’étais encore que l’amoureux, le fiancé. Être délibérément tenus à l’écart d’une étape aussi décisive dans la vie de leur fille les a meurtris. Nos rapports ont souffert de ce qu’ils ont vécu, au début, comme une trahison.

  Le plus hostile fut mon beau-père, que je connaissais à peine. Il a appelé sa fille, fou de colère, et eu des mots très durs à mon égard. Atterré d’en être arrivé là, je n’arrêtais pas de me dire que ce n’était pas ainsi que tout aurait dû se passer. Il a fallu que j’aille chez lui m’expliquer de vive voix. Psychologiquement, quelle torture ! Heureusement que ma femme m’accompagnait. Je revois encore cette marche du condamné : prendre le métro jusqu’à République, appuyer sur le bouton de l’ascenseur, espérer qu’il soit en panne, traverser la coursive à reculons, attendre tétanisé devant la porte, avant d’entrer dans la tanière du lion, avec mon statut de mec sans diplôme, sans situation, sans rien, même pas français ! Dans le rouge, j’étais dans le rouge ! Mort !

  Il m’a fait asseoir sur le canapé et s’est mis à parler. Il n’en avait presque pas besoin. Je pouvais lire ses pensées comme avec des sous-titres. J’aurais pu faire son discours à sa place. Je le comprenais si bien… Sa fille ramenait ce type, un vagabond sans feu ni lieu, qui vivotait de petits jobs sans avenir, musulman de surcroît, et maintenant, c’était quelqu’un de la famille ? Quel parent serait rassuré ? J’aurais sans doute réagi comme lui : « C’est qui, ce mec ? D’où il sort ? » C’est pour ça que je ne lui en ai jamais voulu. Je n’avais pas à lui en vouloir.

  Plus tard, quand il a constaté que je n’étais pas un musulman fou, un terroriste ou un illuminé, nous avons fini par avoir vraiment de bons rapports. Vu nos débuts, ce n’était pourtant pas gagné.

  Peu après, ma femme est tombée enceinte. Quand enfin nous avons emménagé dans un vrai appartement, pour lequel mes beaux-parents s’étaient portés caution, il restait trois semaines avant la naissance de notre premier enfant.


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