Main photo Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 13)

Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 13)

  • Par Mortuus
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  Un jour, H Magnum, un ami rappeur qui nous a toujours soutenus et conseillés, a débarqué porteur d’une grande nouvelle : il allait partager une session de studio avec Intouchable, l’un des groupes de la mythique Mafia K’1 Fry. Il nous invitait à nous joindre à lui : « Ça va être intéressant, venez ! » Une session avec la Mafia K’1 Fry ? Quelle question ! Nous n’avons fait ni une ni deux : bien sûr que nous en serions !

  Le studio était aménagé dans une cave, à Châtelet-Les-Halles. Sur place, au lieu du groupe annoncé, il n’y avait qu’un seul membre, mais l’un des plus connus, Demon One. Un dénommé Dawala, son manager, l’accompagnait. Wati B existait déjà : Demon One et Dry (le deuxième membre, absent, d’Intouchable), c’étaient eux, les artistes du WA de l’époque. De notre côté, il y avait ce jour-là, je crois, Black, Lefa, Maska, Adama et moi. Arrivés au studio, la conversation s’est engagée tranquillement entre tout ce petit monde, jusqu’à ce que H Magnum apostrophe Dawala : « Tu sais qu’ils sont rappeurs et qu’ils sont super forts ? Il faut que tu les écoutes absolument. » Et sans crier gare, il nous a balancé une instru. Nous n’avons pas fait les timides… Demon One, attentif, a tant apprécié notre prestation qu’il s’est mis à rapper avec nous. Son manager était bluffé. Comment aurions-nous pu prévoir le rôle que cet inconnu allait jouer dans notre carrière ?

  Dawala avait du flair. Il s’est immédiatement dit : « Il y a quelque chose à faire avec ces petits ! » En quelques minutes, il avait élaboré une stratégie. Il produisait, nous a-t-il expliqué, le troisième volet d’une mixtape intitulée Pur Son Ghetto (PSG), sur laquelle il aurait bien aimé nous voir poser un morceau. Nous sommes donc restés en contact après la session à Châtelet. Mais, comme souvent, les mois passaient et la mixtape restait dans les limbes. Dawala, qui ne nous avait pas oubliés, nous a donc placés sur une autre compilation Wati B, Street Couleur. Il avait réuni de vraies têtes d’affiche, comme La Fouine, 113 et Singuila. Nous retrouver, nous, jeunes inconnus, au milieu de ce beau linge, nous a mis au comble du bonheur ! Pour son projet, nous avons préparé un morceau de dingues, devenu aujourd’hui l’un des titres d’anthologie de la Sexion, 9e Zone (rebaptisé plus tard L’Ogive nucléaire) :

« Pour nous la concurrence dans le rap, c’est pas du tout un obstacle Disons qu’on la voit ap’, on est passé à un autre stade Le 7-5 demeure aux aguets On avance comme New York, Tokyo ou Osaka ! »

   Les compils marchaient plutôt bien, à l’époque, mais la personne chargée de la communication sur la nôtre n’était pas solide. Malgré les VIP sur la tracklist, Street Couleur n’a pas cartonné du tout. Après ce premier échec relatif, nos relations avec Dawala se sont distendues, dans un premier temps. Il avait pensé dénicher des pépites à produire sur Wati B, mais finalement, gérer et coordonner autant de monde n’était pas si facile (c’était encore l’époque de l’énorme Sexion à vingt personnes, du 3e Pro, d’Assonance, etc.). À part quelques sessions de studio, il n’y a rien eu de concret. Nous avons eu de moins en moins de nouvelles, mais nous poursuivions notre route de notre côté.

  C’est alors qu’on a fait le son Anti-tecktonik.

  2007, c’était la pleine époque de la tecktonik. Ce phénomène de mode, né dans une boîte de nuit de Rungis, s’était répandu comme une épidémie dans tous les quartiers de France. Il a eu la trajectoire d’un papillon, aussi flashy qu’éphémère. Qui s’en souvient aujourd’hui ? Mais à l’époque, ces essaims de « fluo kids » à coupe mulet et slim à carreaux, qui se déhanchaient sur leur électro, nous paraissaient ridicules au dernier degré. Nous n’en faisions pas une affaire personnelle : ils agaçaient tout le monde !

  Un jour, en pleine composition d’un son, nous avions un trou sur un refrain. Nous fredonnions la mélodie en boucle, à court d’inspiration, quand l’un d’entre nous a chanté, pour plaisanter : « C’est parce qu’on nique la teck-to-nik ! » Fou rire général ! Le morceau est né comme ça, d’un délire entre potes.

  Pour le clip, nous avons fait appel à un personnage qui avait déjà contribué à l’histoire de Sexion d’Assaut, le réalisateur Clément Sellin. Vers 2005-2006, il avait conçu et produit une série de DVD intitulés Sans concession : retour au vrai hip-hop, dont le parti pris était de filmer les artistes rap et hip-hop chez eux, dans la rue. Ça avait bien marché. Le passage qu’il avait tourné sur Sexion d’Assaut avait permis d’étendre notre réputation dans le milieu urbain. Aujourd’hui, ces vidéos où l’on nous voit freestyler dans de petites cours d’immeubles, entourés de poubelles, font partie du mythe ! On reconnaît ces mini-documentaires à leurs bordures en forme de négatif photo. Pour nos premiers véritables clips, c’est donc Clément Sellin que nous avons recontacté. Histoire pire que vraie, qui déplorait le racisme entre Noirs et Arabes, a eu son petit succès, mais rien de comparable avec le carton d’Anti-tecktonik ! Quand nous avons posté la vidéo sur Dailymotion, nous étions à mille lieues d’imaginer le buzz qu’elle allait déclencher.

  Très vite, on a commencé à nous reconnaître dans la rue : « C’est vous qui faites Anti-tecktonik ? Je peux prendre une photo ? » Nous hallucinions. Bien sûr, personne ne connaissait nos noms de rappeurs. Nous étions les « mecs d’Anti-tecktonik ». Imaginez ma tête le jour où l’on m’a réclamé une dédicace ! Je n’avais même pas de signature officielle. Je suis resté planté là, incrédule. Dans ces cas-là, tu improvises et tu fais un gribouillis qui est censé être ton autographe. Dédicaces, selfies : le premier contact avec le public a commencé ainsi. C’était fort.

  Au début, nous courions raconter chaque nouvelle aventure aux autres : « J’étais vers Opéra, il y a un mec qui voulait un autographe. Vous y croyez, vous ? » Maska enchaînait : « Moi aussi ! Tout à l’heure, deux personnes m’ont pris en photo ! » Pendant des mois, ça a été le même refrain : « On m’a reconnu ! On m’a reconnu ! » Nous étions tellement contents de rencontrer des fans et d’être enfin appréciés pour notre musique. Je marchais dans la rue en pensant : « Alors, pour qu’on me reconnaisse, peut-être que je garde les lunettes ? »

  Pendant ce temps, le clip poursuivait son ascension sur Dailymotion. Je me rappelle encore le moment où il a atteint les cent mille vues. C’était en pleine nuit, à l’époque où je taffais au tri postal. Quand j’ai reçu le message : « 100 000 ! », j’ai pété les plombs !

  Voyant l’engouement, Dawala est immédiatement revenu pour nous épauler. Nous avions besoin de quelqu’un de solide. Grâce à lui, nous avons fait imprimer des t-shirts Anti-tecktonik, avec une crête barrée. Nous les vendions, mais surtout, nous en étions si fiers que nous vivions, mangions et dormions dedans. Nous avons décroché un rendez-vous avec les pontes de Dailymotion. Ils avaient un concept de vidéo star en première page, dont nous voulions absolument profiter pour Anti-tecktonik.

  Ensuite, Wati B a produit Le Renouveau, un street album qui incluait Histoire pire que vraie et Anti-tecktonik. J’en avais encore dessiné la pochette. Ce CD n’a pas vraiment connu les bacs non plus : il était distribué par Just Like Hip-Hop, une structure qui permettait de vendre du son via Internet. Ils préachetaient les CD par lots de cinquante ou cent, en attendant de voir si la sauce prenait. Malgré le succès d’Anti-tecktonik, Le Renouveau est resté encore relativement confidentiel.

  Notre plus grande peur, c’était d’être un feu de paille qui meurt après un unique buzz, comme tant d’autres rappeurs sans lendemain. Pour fidéliser notre ancien comme notre nouveau public, nous avons capitalisé sur notre expertise Internet. En exclusivité avec le site Rap2k, nous avons instauré, de juillet à décembre 2008, les « Chroniques du mois », qui devaient montrer à tous ce que nous valions vraiment. Chaque premier du mois, nous sélectionnions deux freestyles, que nous rendions disponibles gratuitement au téléchargement. Il fallait être réactif, car le mois suivant, ils quittaient le site, remplacés par deux nouveaux morceaux. Le public, que nous chauffions comme une cocotte-minute, était invité à écouter, télécharger, partager sans limites. Quand, peu de temps après, nous avons réuni tous ces freestyles sur une net-tape, elle aussi disponible librement sur Internet, Les Chroniques du 75, vol. 1 ont été téléchargées plus de trente mille fois.

  Le bouche-à-oreille avait commencé.

  Dans la foulée, nous avons été signés en édition par notre toute première maison de disques, EMI (aujourd’hui rachetée par Universal). À l’inverse d’un contrat d’artiste, où le musicien « appartient » à sa maison, un contrat d’édition signifie juste que la maison prend un certain nombre de titres et s’occupe de les placer. Les concerts ou les tournées restent du ressort de l’artiste et de son producteur. De toute façon, nous en étions encore loin. Nous étions trop occupés à fêter cette signature si longtemps espérée, et notre premier chèque en tant que musiciens ! Nous tombions à la renverse. Enfin un vrai album, dans les bacs ! Ce serait L’Écrasement de tête.

  EMI n’était pas producteur. Cela restait le rôle de Dawala, qui, à cette occasion, s’est associé avec Because Music, un gros label indépendant, pour un deal d’un seul album. C’est là que nous avons rencontré notre futur manager. Le jeune Axel Malka, encore stagiaire, a immédiatement flairé notre potentiel. Il s’est battu pour nous. Il saoulait tout le monde chez Because, du directeur artistique au boss, Emmanuel de Buretel, en leur martelant : « Sexion d’Assaut, ça va cartonner ! Il faut les signer maintenant ! » On ne lui prêtait pas vraiment attention, mais il n’en démordait pas. Le jour où la Sexion a décollé, il s’est soudain vu proposer les meilleurs postes. Aujourd’hui, Axel est une star dans le milieu, LE manager que tous s’arrachent.

  Il restait cependant un caillou dans notre chaussure : « OK, on a conquis Internet, on a fait tous les petits sites, on va bientôt sortir un album, mais tant qu’on n’est pas sur Booska-P, on n’est rien. » Adama a alors joué son va-tout. Il a envoyé à Fif un ultime son, un solo que j’avais fait : « Écoute À 30 %. Si tu n’aimes pas ce morceau, c’est que tu n’aimeras jamais la Sexion et j’arrêterai de te poursuivre, je te le jure. » Il a gagné son pari. En écoutant À 30 %, Fif a enfin oublié ses réticences à notre égard. Il était scotché. Il l’a partagé avec son acolyte Amadou, et nous avons fait, de haute lutte, notre entrée sur Booska-P ! Comme prévu, cette mise en avant a considérablement aidé à faire démarrer la machine. Le clip d’À 30 % a cartonné sur Booska-P. Grâce à Fif, il a ensuite été programmé dans « La Nocturne » de Skyrock. J’étais comme fou ! Les soirs où je ne pouvais pas brancher la radio, j’étais très malheureux.

  Voyant le buzz du clip solo, Adama et Booska-P ont organisé le tournage d’un freestyle, destiné cette fois à faire connaître au grand public le talent de la Sexion au grand complet. Début janvier 2009, rendez-vous fut donné à la bande de Fif dans le XVIIIe arrondissement, vers Barbès. Pour l’occasion, mon frère Saty nous avait prêté son studio de la rue Myrha, toujours aussi délabré. N’étant pas encore des habitués de Booska-P, nous étions très loin de nous sentir en confiance. Voyant que leur équipe avait plus d’une heure et demie de retard, nous avons rapidement conclu que Fif nous avait posé un lapin. Nous avions les nerfs : « Encore négligés ! Non, mais est-ce qu’un jour on sera respectés ? On ne va jamais nous prendre au sérieux ? » Pour nous, c’était vraiment la goutte d’eau de trop. En réalité, Fif et son équipe, venus de leur 91, étaient coincés dans des bouchons. Mais quand ils ont fini par débarquer, l’ambiance est restée tendue. Nous étions tellement énervés que nous avons rappé avec haine, avec rage ! En une demi-heure, le tournage était plié. Et au bout du compte, c’est sans doute cette rage qui a donné son énergie si brûlante au freestyle et fait son succès. Dès sa publication sur le site, ce fut une traînée de poudre. Booska-Pétage 2 câble nous a définitivement validés dans le milieu urbain.

  Nous venions d’entrer dans le game.

  Pour signer des contrats, il fallait clarifier l’équipe et mettre un terme à la grande nébuleuse de quartier à géométrie variable. Adieu, Assonance, adieu, 3e Pro… Sexion d’Assaut, désormais, n’était plus un collectif mais un groupe fixe, composé d’Adama, Black M, Doomams, JR, Lefa, Maska et moi (plus L.I.O. qui était toujours aux États-Unis).

  L’Écrasement de tête est encore aujourd’hui considéré par certains comme le plus pur de tous nos albums. Ce n’était pas notre premier gros projet, mais le plus carré, le premier que nous étions sûrs de voir arriver à la Fnac, même s’il s’agissait encore d’un street album. La différence entre un album et un street album, c’est que l’un a une ligne directrice, tandis que dans l’autre, même si tous les morceaux sont bien travaillés, il n’y a pas forcément de cohérence globale. L’Écrasement de tête, c’était de la performance. Nous voulions montrer que nous savions tout faire ! Nous l’avons conçu, en quelque sorte, comme notre bande démo. C’était une période où nous avions faim : nous avions tant de choses à dire. Comme le résumait Maska dans une interview à l’époque de la sortie : « Il y en a de toutes les couleurs. T’es n’importe qui, tu vas kiffer L’Écrasement de tête ! Il y a des sons rue, des sons golri, des sons sérieux, des sons sensés, des sons mélancoliques, des sons pour les darons de quarante piges… » L’album contient une kyrielle de classiques de la Sexion d’Assaut : T’es bête ou quoi, À 30 %, La Routine, L’Œil de verre, Wati bon son… En moins d’une semaine, nous avons vendu mille six cents CD. C’était un vrai petit succès, dont tout le monde se réjouissait.

  Pour la sortie du street album, Dawala a organisé un concert sauvage à Beaubourg. Il a tiré de son chapeau l’une de ces idées marketing de génie dont il a le secret : pour chaque CD acheté (il en avait apporté des caisses, au cas où), il offrait un t-shirt Wati B. Nous avons freestylé face à un public si nombreux au rendez-vous que la police a même tenté d’intervenir ! Le show a fini éparpillé en petits cercles, où chacun d’entre nous rappait avec des fans. À la fin de la journée, tous les cartons de Dawala, disques comme t-shirts, étaient vides. Nous étions comme des dingues, au paradis !

  Dans la foulée, nous avons fait notre premier concert sur une vraie scène, en première partie d’Intouchable, le duo de la Mafia K’1 Fry dont Dawala s’occupait toujours. Le rêve devenait réalité ! Et puis, comme souvent, la réalité a un peu émoussé le rêve. Faire l’ouverture d’un concert de rap n’est pas toujours une partie de plaisir. Oui, c’est très joli, tu es rentré à mille six cents CD en première semaine, tu fais de la scène, mais n’oublie pas que tu n’es qu’un débutant, personne ne te connaît encore et ce n’est pas toi qu’on veut, pas toi qu’on attend… Dans les MJC, les fêtes de quartier, les banlieues, le public, qui voit défiler groupe après groupe, perd vite patience pour les prestations qu’il n’a pas choisies. Je me souviens d’un festival au Canal 93, à Bobigny, où étaient annoncées plusieurs grosses têtes d’affiche comme Alibi Montana et Sefyu. Notre première partie a viré au cauchemar. Nous avons été littéralement hués : « Caaaaaassssse-toi ! » Sur scène, micro en main, nous devions pourtant garder la tête haute et finir notre set. « Dégageeeeez ! Oh ! C’est pas fini, là ? » Ils attendaient Sefyu.

  Il fallait encaisser. Évidemment, ces rejets nous énervaient et nous attristaient, mais pas assez pour nous donner envie d’arrêter. Nous nous exhortions mutuellement à rester tranquilles, à patienter, à faire nos preuves. Heureusement (et c’était le but de la manœuvre), ces shows éprouvants étaient aussi l’occasion de séduire de nouveaux fans. Quoi de plus réconfortant que d’entendre : « Mon frère, la première partie, c’était du looooourd ! »

  Ce qui nous démoralisait vraiment, en revanche, c’étaient nos finances toujours en berne. Signer en maison de disques avait été, il est vrai, un bond en avant pour notre carrière, mais n’avait donné lieu à aucune rentrée d’argent régulière. Comment faire vivre nos familles ? Je n’étais pas le seul à m’être marié et à avoir un enfant. Un unique chèque, partagé en six, sept, huit, était-il censé nous durer toute la vie ? Nous n’étions évidemment pas payés pour les premières parties, qui servaient de promo. Paradoxalement, cette instabilité nous décourageait presque plus qu’avant. Au pied de la montagne, on a conscience que la route va être longue. On s’arme de courage et de patience et on grimpe. Mais quand, après des jours et des jours d’ascension, le sommet, qui semblait si proche, se dérobe une nouvelle fois, on est à deux doigts de se jeter dans l’abîme !

  Comme avant, nous tentions de nous en sortir comme nous le pouvions. Nous vendions des t-shirts jusque dans les cités. Dawala, qui avait bien conscience de nos difficultés, nous glissait parfois un petit billet de 50 balles par-ci, par-là. Un jour, nous avons eu une vraie réunion avec lui, à Danube, dans le XIXe arrondissement. Nous étions près de tout abandonner : « Soit on arrête la musique et on part travailler pour de bon, soit il faut qu’on trouve une solution pour se stabiliser. » Il ne pouvait pas nous faire de fausses promesses, mais il y croyait toujours et nous a, une fois de plus, encouragés à tenir bon.

  Peu à peu, nos premières parties se sont faites plus prestigieuses : le 13 mai, Orelsan au Bataclan, le 13 juin, Kennedy au Nouveau Casino, le 17 juin, Médine à la Cigale. Orelsan avait contacté Black Mesrimes par e-mail : il nous a avoué plus tard qu’il avait lancé l’hameçon en s’attendant à un refus de notre part. Refuser un tel honneur ? Plutôt mourir ! Nous, tout ce que nous voyions, c’étaient de grands noms du rap et des salles énormes, devant lesquelles nous étions passés mille fois, qui nous ouvraient enfin leurs portes en grand.

  À l’époque, nos prestations se déroulaient dans un capharnaüm inimaginable. Nous déboulions tous à la fois sur scène. Certains restaient dans un coin à encombrer l’espace sans rapper pendant de longues minutes. Quand nous avons vu les vidéos, nous avons été effarés : « Les gars, c’est pourri ! Ça fait vraiment ghetto : il faut qu’on s’organise ! » Malgré ce côté brouillon, nous communiquions la même énergie que dans nos freestyles, et le public appréciait. Mais nous, nous apprenions qu’un show pro ne s’improvise pas, surtout avec un groupe aussi nombreux que la Sexion. Nous étions perfectionnistes. Pour nos concerts suivants, Lefa, qui aime les choses carrées, est devenu un as de la chorégraphie scénique. Tout doit être millimétré : pendant que l’un pose son couplet, tac, tel autre quitte la scène et un troisième fait son entrée, vêtu de tel t-shirt et de telle casquette, tac, un quatrième se lance dans un petit pas de break, etc.

  Dawala a estimé que nous étions prêts pour notre premier concert solo. Il a réservé la Scène Bastille le 17 juillet 2009. La nouvelle idée géniale du Watiboss était de remplacer les billets d’entrée par un t-shirt « T’es bête ou quoi ? », orange vif. Ainsi, la salle entière vibrerait à nos couleurs. Nous avons battu le rappel sur tous les réseaux. Un concert en juillet, à nos yeux, représentait un défi inquiétant. Et si tout Paris était déjà parti en vacances ? C’était tout de même une salle de cinq cents places ! Mais la date s’est remplie plus vite que prévu. Nos fans, sur MSN, nous bombardaient de messages : « Ouaaais, c’est nul, moi je veux venir, mais il n’y a plus de places ! » Au tout dernier moment, Dawala a négocié une deuxième date avec les responsables des lieux. Le second concert était encore plus rempli que le premier.

  Le trac, tu y goûtes forcément à un moment. Tu te mets à cogiter : « Imagine que je me trompe… Si je perds mon texte en plein milieu, qu’est-ce que je vais faire ? », et ton cœur bat, bat, bat. Tu essayes de le cacher du mieux que tu peux en priant pour ne pas rester muet, paralysé, idiot ! Cette Scène Bastille n’était pas mon coup d’essai sur scène, loin de là. Eh bien pourtant, je dois avouer que ce soir-là, j’ai été frappé d’un vrai trac, pour la première fois.

  Ce baptême du feu réussi a donné lieu à notre première petite tournée, laquelle nous a menés, avec Dry d’Intouchable, aux quatre coins de la France, pour une dizaine de dates. Je me souviens encore de l’arrivée dans la station de ski de Megève, tout début octobre. Je ne voyais que des familles en train de dévaler les pistes. Nous devions nous produire le soir même au Palais des Sports. J’ai regardé Dawala, dubitatif : « Mais tu comptes le sortir d’où, ton public ? » Il a rigolé. Le soir, la salle était remplie.

  Ce Wati Tour premier du nom n’était pas centralisé par un tourneur. Un peu à l’arrache, nous allions partout où Dawala avait réussi à nous caler, partout où un programmateur de salle nous avait réclamés. Il y avait souvent plusieurs jours d’écart entre deux dates, sauf, pour pimenter les choses, entre celle de Marseille, le 30 octobre, et celle de Quimper, le lendemain ! À peine le premier show fini, sur le coup de 2 ou 3 heures du matin, notre van a quitté la Méditerranée pour une odyssée de mille deux cents kilomètres jusqu’à la Bretagne…

  Alors que nous n’étions qu’un groupe de Parisiens, en promotion d’un petit street album, sans titre en radio, nous étions accueillis partout par des publics bouillonnants et des salles combles. Et heureusement, car leur énergie nous requinquait mieux que toutes les drogues du monde ! Nous rigolions tellement sur la route que nous oubliions souvent de dormir. Après les concerts, nous n’aimions rien tant que descendre dans la salle, à la rencontre de nos fans.

  Après cette tournée à guichets fermés, Dawala s’est mis à voir les choses en grand. L’étape suivante, nous a-t-il annoncé, serait l’Élysée-Montmartre, le 11 décembre. Nous n’en croyions pas nos oreilles. Monter sur cette scène mythique, en plein cœur de notre IXe arrondissement, c’était un rêve de toujours, mais en étions-nous capables ? Nous étions loin de nos naïves certitudes de l’époque du « Petit Bercy ». Presque toute l’équipe doutait : « T’es sûr ? Impossible, on ne va jamais remplir ! Mille deux cents personnes ? » Dawala n’a pas lâché. Il fallait donc être à la hauteur. Pendant un mois, nous avons répété et ciselé notre prestation.

  Le jour J, une foule inimaginable noircit les abords de l’Élysée-Montmartre. Nombreux sont ceux qui sillonnent en vain les trottoirs en quête d’une place de dernière minute. Moi, depuis ma loge, en backstage, je ne me suis pas vraiment aperçu de l’ampleur du rassemblement. Au lever de rideau, Dry fait son show et fout le feu. Pour la partie Sexion d’Assaut, c’est moi qui ouvre le bal. À mon arrivée sur scène, la lumière balaye le public. Le choc ! Rien ne m’avait préparé à une telle multitude ! Les organisateurs nous ont confirmé plus tard qu’ils avaient rarement vu leur salle aussi blindée. Oubliant toutes les normes de sécurité, plus de quatre cents personnes étaient entrées en loucedé, en plus des mille deux cents prévues !


  Une entrée réussie dans le show-business suscite l’envie. L’attitude des gens du milieu change du jour au lendemain : « Eux, c’est le futur, il y a de l’argent à faire ! » Les jeunes poulains, soudain vus comme des billets de banque sur pattes, ne se rendent compte de rien. Ils sortent de la rue, n’ont pas un sou en poche, ont toujours été négligés : comment pourraient-ils imaginer qu’ils sont sur le point de vendre un million de CD ? Il n’y a pas de garantie.

  Dawala lui-même connaissait mal les rouages des grosses maisons. Nous atteignions ensemble un niveau inédit, que tout le monde découvrait sur le tas. Jusque-là, pour lui comme pour nous, discuter en direct avec des producteurs avait toujours relevé de la mission impossible. Pendant des années, le scénario avait été le même : on toquait, on insistait, on allait sur place et le rendez-vous sautait à la dernière minute. Ou alors, quand nous étions reçus, nos interlocuteurs s’envoyaient leur Quick devant nous : « Oui, oui, on va écouter votre CD », disaient-ils en le tartinant copieusement de mayonnaise… Bref, tout était à l’avenant. Les gens d’EMI étaient nos premiers contacts sérieux. Nous n’avions pas d’avocat, nous ne connaissions rien à rien, mais nous aurions signé n’importe quoi. Être payés à faire ce que nous aimions, de la musique ? Quels que soient la somme, l’engagement, le nombre de projets, nous aurions eu l’impression d’avoir fait une affaire de oufs. Dans ces moments-là, tu ne penses pas négociation ou peur de l’arnaque : « Je vais signer ! Je m’en fous ! Donnez-moi un stylo, que j’aille dire “on a signé chez EMI” ! »

  Très vite, les contrats se sont multipliés. Nous étions les artistes de Dawala, c’est-à-dire que nous avions un contrat d’enregistrement exclusif avec Wati B. EMI était en charge des éditions pour L’Écrasement de tête et L’École des points vitaux : ils ne s’occupaient pas de la fabrication ou de la promotion du CD mais agissaient comme un agent des œuvres. Leur mission était de les placer partout où ils le pouvaient, à l’étranger, à la télé, au cinéma, en compil, etc. Sur chaque nouvelle exploitation, ils touchaient un pourcentage. Because Music était coproducteur de L’Écrasement de tête. Ensuite, Wati B a signé un contrat de licence avec Sony, pour trois albums, à partir de L’École des points vitaux. C’est encore un autre pôle de l’industrie du disque. Cela signifiait que Wati B produisait le master et Sony prenait en charge la fabrication, la promotion et la distribution du CD. Sony touchait un pourcentage sur le bénéfice et reversait le reste à Wati B, qui à son tour nous rémunérait. Le cauchemar était toujours le même : il y avait un billet, il semblait gros, mais après avoir servi tout le monde, il fallait encore le diviser en sept…

  Bien sûr, nous nous sommes rendu compte plus tard que tous ces deals n’étaient pas aussi parfaits que nous l’avions rêvé. La donne change quand les affaires marchent. Dawala, qui est pourtant quelqu’un de généreux et gentil, amateur de simplicité, de tranquillité, a fini par devenir très méfiant. Aujourd’hui, il n’est pas facile de gagner sa confiance. Si nous avions été mieux renseignés dès le départ, nous aurions sans doute signé de meilleurs contrats. Mais cet apprentissage fait partie de l’histoire du succès de la Sexion. Au bout du compte, est-ce une arnaque ? Ne soyons pas ingrats. Si les majors n’avaient pas été dans la boucle, nous n’aurions jamais vendu autant d’albums. Pour arriver à destination, soit tu prends l’autoroute, soit tu prends les petites départementales. Et l’autoroute est payante.

  Début 2010, en parallèle de l’enregistrement de l’album suivant, le Wati Tour de L’Écrasement de tête s’est prolongé jusqu’en Belgique et en Suisse. Là aussi, les publics étaient souvent si enthousiastes que nous ne nous entendions pas chanter ! Après plusieurs mois de boule de neige, notre street album parti de mille six cents CD en première semaine a fini disque d’or, c’est-à-dire plus de cinquante mille exemplaires. Eh bien, à mes yeux, ce succès arraché de haute lutte en fait notre plus gros, notre plus précieux, notre vrai disque d’or.

  Quand la Sexion a commencé à décoller sérieusement, notre ami Jiba Jiba s’est détaché du poste de manager. Axel, l’ancien stagiaire de chez Because, a alors intégré le Wati B pour prendre sa relève. Au fil du temps, lui aussi est devenu un vrai ami. Avec Axel, il y a tout de suite eu une synergie incroyable. Toujours à l’écoute, c’est quelqu’un qui anticipe et pense à tout. Il est devenu une pièce maîtresse de notre vie et de notre carrière. D’ailleurs, il a continué d’être mon manager quand j’ai lancé ma carrière solo, et celui de Maska et de Black M pour la leur. Aujourd’hui, il me connaît tellement bien qu’il est souvent capable de prédire ce que je vais dire en entrant dans une pièce. Je ne sais même pas si j’aurais fait Mon cœur avait raison s’il n’était pas là. Je n’ai envie de travailler avec personne d’autre, et je le lui ai dit.

  Axel est jeune, plus jeune que moi, mais les soucis lui ont donné des cheveux blancs. Le show-business n’est pas tendre, et pour quelqu’un d’aussi dévoué et gentil que lui, qui veut le bien de tout le monde, les inévitables tensions ont été difficiles à encaisser. Alors que c’est une référence dans son domaine, il a parfois voulu tout quitter.


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