Les feuilles mortes (3/12) - La vérité [TP]
- Par Tifani
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Plongée dans l'obscurité, loin des lueurs et du bruit, je me tenais assise sur le sol brumeux. Mon regard scrutait les volutes qui envahissaient l'espace au point de faire perdre toute notion de distance et de temps, suivant leur mouvement lent mais régulier, presque apaisant. Lorsque Clay vint troubler mon calme de nouveau, je l'observai patiemment. Mes yeux d'encre avaient beau la sonder, Clay restait indifférente comme toujours, nullement impressionnée par l'intensité de mon regard. Au terme de cet échange silencieux, je sentis la force de Clay m'envahir juste assez pour me permettre d'exister et un sourire vint étirer mes lèvres pour dévoiler mes dents.
- Je vois. Il est temps.
Je me relevai alors pour accomplir la mission que je m'étais confiée. J'évoluais dans ce royaume comme un spectre glissant parmi les ombres, avançant rapidement en direction de la lumière au loin. Je marquai une pause à la frontière entre mon monde en noir et blanc et celui, empli d'un chaos de sons et d'images, dans lequel Math semblait s'épanouir. Etais-je seulement capable d'y perdurer plus de quelques secondes avant de m'y évanouir? C'était peut-être au delà de mes forces. Mais si Clay en était capable et qu'elle m'avait encouragée à le faire, c'était certainement en connaissance de cause. Et ainsi, prenant mon courage à deux mains et mon plus beau sourire sournois, je fis un pas en avant.
Il me fallut une bonne minute pour que mes oreilles cessent de bourdonner et que mes yeux s'adaptent à la lumière aveuglante qui se dégageait de Math. Cette dernière ne semblait s'être rendu compte de rien. Ou plutôt, elle avait bel et bien perçu ma présence, mais ne semblait pas s'en soucier.
Je sursautai presque lorsque ses paroles retentirent dans tout l'espace, perçant le bourdonnement de ce que Clay m'avait appris être du silence.
- Donne moi deux minutes, je dois juste finir quelque chose et je suis à toi.
Passé la surprise de découvrir la voix de Math, je restai interdite un instant. Elle s'était adressée à moi comme à une vieille connaissance, calme et confiante malgré la fatigue qui perçait dans sa voix. Puis quand l'explication me vint, je sentis un sourire étirer mes lèvres de nouveau. Elle me prenait pour Clay. De toute évidence, l'énergie que Clay m'avait généreusement prêtée masquait mon essence à ses yeux. Je songeai à tout ce que je pouvais accomplir en utilisant cette information à mon avantage, m'amusant d'avance de sa réaction quand elle me découvrirait, mais je restai parfaitement immobile et silencieuse derrière elle. Je n'étais pas là pour lui faire une frayeur et chaque seconde me permettait de m'habituer un peu plus à cet environnement hostile de couleurs et de sons. C'aurait été stupide de ma part de l'interrompre.
Au bout d'un long moment, je la sentis se décomposer progressivement. Ses épaules s'étaient sensiblement relevées et je sentais qu'elle luttait pour ne pas relâcher son attention. J'avais pris en assurance, et ma présence s'était affirmée. Elle devait en avoir conscience, désormais. Je devais tout de même admirer sa détermination à finir sa tâche, malgré l'angoisse que je devais lui procurer. N'importe qui aurait probablement pris la fuite, mais elle se tenait toujours droite, se contentant de m'ignorer autant qu'elle le pouvait. Tôt ou tard, cependant, elle finit par se détacher de son travail. Lorsque son regard se posa alors sur moi, notre affrontement commença.
Je fus subitement éjectée dans les ombres, avec une force telle que je me retrouvai presque à mon point de départ. Il me fallut quelques secondes pour me reprendre, un peu hébétée par le vide de cet univers et la violence de son rejet, mais sans me laisser démonter, je regagnai aussi vite que je le pouvais la frontière. Je pouvais lire la peur et l'incompréhension briller dans son regard de là où je me trouvais, mais cela ne fit que m'encourager dans mes tentatives. Dès qu'elle me repoussait et m'éjectait au loin, je m'empressais de revenir à la charge. Tôt ou tard, mes forces vinrent contrebalancer les siennes. Quand je pénétrai de nouveau son univers cette fois, elle ne parvint qu'à me faire reculer de quelques pas. Et cette fois, elle ne put empêcher nos regards de s'affronter, obligée de constater mon existence.
- Ca faisait longtemps, Math.
Elle frémit à ces mots, comme si le simple son de ma voix avait suffi à l'ébranler. Elle était troublée par mes paroles et ce qu'elles impliquaient. Je souris sensiblement quand son regard se baissa devant le mien. Elle tentait de m'ignorer, de nier ma présence comme si elle espérait que je disparaîtrais de moi-même. Puis alors que j'envisageais de la bousculer un peu, sa voix s'éleva dans l'espace.
- Je te connais... Comment puis-je te connaître ? Qui es-tu ?
- Oh Math, si je te le disais, tu ne me croirais pas de toute manière. Mais tu le sais déjà quelque part, pas vrai ?
- Non... Tu dis tout ça dans le seul but de me déstabiliser.
- C'est tellement plus facile.
- Non, tais-toi !
Elle avait tenté de m'éjecter de nouveau et sa colère avait résonné au delà de la lumière, jusqu'au fond des ombres. Elle blêmit quand elle se trouva toujours face à moi, toujours mon sourire sombre aux lèvres. J'avais à peine reculé d'un pas, malgré la force de son rejet. Les émotions se succédaient sur son visage. Je pouvais presque voir les calculs qu'elle effectuait pour évaluer les possibilités, cherchant à se raccrocher à des événements familiers, en vain. Elle n'avait jamais été confrontée à quelqu'un qui pouvait l'égaler de la sorte. Elle était seule, éprouvant sa volonté contre la mienne. Elle n'avait d'autre choix que de m'affronter. Je croisai les bras nonchalamment, regrettant de ne pas pouvoir m'assoir sur une chaise ou un fauteuil quelconque, ne serait-ce que pour l'effet dramatique.
- Aurais-tu peur de faire face à la vérité, ma chère Math ?
- Non, jamais !
- Et pourtant, tu souhaites si fort que mes mots ne puissent pas t'atteindre... Je savais que ton déni était puissant, mais tu m'impressionnes quand même.
La colère dans son regard sembla se dissiper devant mes paroles nonchalantes, et contre toute attente, elle raffermit sa position. Une lueur d'intérêt s'alluma dans mon regard, et je continuai de la dévisager, intriguée. Son attitude trahissait ses intentions, je pouvais lire en elle comme dans un livre ouvert. Et visiblement, elle avait choisi de m'affronter, de son plein gré cette fois.
- Ce n'est pas du déni. Et je ne vois pas de quoi tu parles.
- Mais tu as envie de savoir.
Elle s'interrompit quelques secondes, presque surprise que j'aie vu juste. J'avais dit à voix haute les pensées qu'elle n'osait pas formuler elle-même, et je pouvais comprendre que cela puisse la déconcerter. Ce n'aurait sûrement pas été le cas si elle avait eu conscience que chacun de ces non-dits embrumait la pièce comme une volonté éphémère, et que chacune de ses pensées, qu'elle soit sonore ou plus imagée, apparaissait brièvement dans tout l'espace. Clay m'avait parlé de ces images qu'elle visualisait, de ces paysages sans fin, de ces mécanismes et de ces scènes qui apparaissaient et disparaissaient au gré de ses pensées. Quel dommage que leur propriétaire ne soit pas consciente de ce pouvoir dont elle disposait. La sentant me dévisager, j'étirai mes lèvres pour former un sourire de nouveau.
- Pour quelqu'un qui souhaite savoir, tu déploies beaucoup d'efforts à ignorer la réalité qui t'entoure.
- Je ne suis pas-
- A commencer par notre chère amie Clay.
A ces mots, l'expression de Math se décomposa sensiblement et je sentis que j'avais touché une corde sensible. Avait-elle oublié brièvement son existence ? Mais très vite, elle se reprit et m'adressa un regard empli de haine, qui me fit penser à Clay, justement. Je plissai les yeux, sensiblement amusée. Cherchait-elle à l'imiter inconsciemment, comme pour se rassurer malgré son absence ?
- Je t'interdis de prononcer son nom. Clay me défendrait, si elle était là.
- Et encore une fois, tu t'obstines à ne pas voir le problème.
- Le problème ?
- Clay ne devrait pas exister, pas plus que moi.
Cette fois, ses épaules s'affaissèrent pour de bon, alors qu'elle réalisait, et que l'horreur envahissait lentement son visage. Peut-être que cela ne lui était jamais venu à l'esprit, ou peut-être que la pensée avait été chassée trop rapidement pour avoir pu s'imprimer durablement dans sa mémoire. Mais elle avait compris où je voulais en venir, et se trouvait démunie devant cette vérité. Elle n'aurait jamais dû entendre d'autre voix que la sienne. Mais maintenant que j'avais son attention, je ne pouvais pas m'arrêter en si bon chemin.
- Et au final, le véritable problème, c'est qu'au lieu de ça, tu penses que toi tu ne devrais pas exister.
- C'est...
- Vrai. Tu es suicidaire, Math. Et tu t'enfermes dans tes mensonges pour ne pas avoir à l'admettre.
Ses émotions avaient envahi la pièce toute entière, bourdonnant si fort que même maintenant que j'étais habituée au bruit, cela me parut presque insupportable et je grimaçai sensiblement. Elle était sur le point de craquer, peinant à retenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Encore une fois, elle restait dans le contrôle, refusant de se laisser exprimer ses propres émotions, les balayant instinctivement même quand elle revenaient à la charge et l'envahissaient totalement. Alors que je m'apprêtais à le lui reprocher, sa voix s'éleva dans la pièce, douloureuse, presque plaintive.
- Où étais-tu quand j'avais besoin de toi ? Pourquoi ?
Mes épaules s'affaissèrent à mon tour, et je ne remarquai qu'après coup qu'un demi sourire triste avait assombri mon visage.
- C'est toi qui m'a enfermée là-bas, tu sais. La question, effectivement, c'est pourquoi.
- Je...
Elle s'effondra, se laissant tomber à genoux devant moi. La fatigue était d'autant plus visible sur ses traits désormais. Elle avait passé ses bras autour de sa poitrine, comme cherchant vainement à se réchauffer. La pensée s'éleva dans la pièce, alors que ses lèvres étaient restées tristement scellées. "Je ne sais pas". Elle l'avait finalement admis. Elle voulait savoir, mais elle n'avait aucun souvenir, et aucune réponse à me donner. Elle se sentait démunie, et malgré la colère que j'avais pu ressentir à être exclue de la sorte, à la voir repliée sur elle-même, je sentis comme une chaleur m'envahir. Malgré tous ses défauts, je ressentais quand même une certaine affection pour cette figure déchirée, un peu trop fière, mais que je savais pleine de bonnes intentions. Elle tressaillit quand je posai la main sur son épaule, légèrement effrayée par le contact inhabituel.
- Je n'ai pas besoin de réponse.
Elle me dévisagea quelques secondes, comme peinant à réaliser ce que mes mots signifiaient, puis son épaule finit par se détendre sous mes doigts. Elle semblait confuse par sa propre réaction, et baissa les yeux, rougissant légèrement. Aussitôt, un grand sourire vint de nouveau étirer mes lèvres et je relevai la main pour lui ébouriffer vigoureusement les cheveux. Je n'avais pas besoin de formuler la moindre pensée. Elle savait très bien que j'avais agi ainsi parce que sa réaction avait été absolument adorable et ridicule. Elle agita vainement les bras pour tenter de se dégager, protestant faiblement.
- Hé, je ne suis pas une peluche, laisse moi tranquille !
- D'accord, mais cette conversation n'est pas terminée. Tu en avais clairement envie.
- Quoi ? Non !
Je la dévisageai silencieusement, la laissant s'empourprer lentement alors qu'elle réalisait que j'avais une nouvelle fois raison. Encore une chose dont elle n'avait pas eu conscience jusque là. Mais je l'avais suffisamment ébranlée pour aujourd'hui, et l'affection qu'elle avait pu sentir à travers ce contact était plus que suffisante pour cette fois. Son état était trop fragile pour que j'aille plus loin pour aujourd'hui. Je sentais encore mes mots résonner dans sa tête comme des échos. Puis l'idée de mon enfermement revint résonner à son tour, accompagnée par une volonté silencieuse, nous entourant de brume.
- Est-ce que tu comptes rester ?
- Quoi, tu me laisserais une place ?
- Bien sûr !
Je m'approchai d'elle et passai dans son dos, me penchant pour l'entourer de mes bras sans réellement la toucher.
- Tu me laisserais rester à tes côtés, tous les jours, tout le temps ?
Je sentis sa détermination s'ébranler un peu face à mon attitude, puis elle se détendit de nouveau. Lorsqu'elle tourna la tête vers moi, il y avait une certaine surprise dans son regard, mais plus la moindre peur. Comme si elle avait pu percevoir mes véritables intentions à travers ce geste faussement menaçant.
- Oui, j'ai besoin de réponses. J'ai besoin de tes réponses.
Je plissai les yeux, sincèrement surprise, puis j'affichai de nouveau un sourire narquois.
- Puisque c'est demandé si gentiment, avec plaisir. Maintenant, va te reposer, nous avons toutes besoin de repos.
- Oui, bonne idée. Merci.
Elle avait été prête à protester à ma réponse, mais dès que j'avais continué, son regard était redevenu sérieux, et las. Une nouvelle fois, elle savait que j'avais raison, mais ce qui m'impressionnait, c'est qu'elle ait été capable de l'admettre. J'avais envahi son espace, la confrontant à ses pires peurs, la forçant à admettre des choses qui lui faisaient du mal... et elle m'avait remerciée. Lorsque je retrouvai Clay au fin fond des ombres, un sourire flottait toujours sur mes lèvres.
- Tu avais raison. Elle n'est pas encore prête, mais elle est déjà incroyable. Elle y arrivera, j'en suis certaine.
Je plongeai mon regard vers la lumière qui vacillait au loin, signe que Math était en train de sombrer dans le sommeil. Elle avait un long chemin à faire, un chemin difficile. Elle allait devoir tout remettre en cause, abandonner ses certitudes et perdre ses repères. Mais elle n'était pas obligée d'y faire face seule. J'étais là, désormais. Et m'asseyant de nouveau aux côtés de Clay et des ombres, je laissai un sourire étirer mes lèvres. Elle n'étais pas prête de se débarrasser de moi.