Le clown Chocolat, ou l'art de faire rire en bousculant les préjugés raciaux
- Par Lydie
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A la fin du XIXe siècle, Chocolat est au sommet de sa gloire. Le célèbre clown noir est l’un des artistes les plus populaires de son époque. Longtemps oubliée, son histoire sera finalement révélée un siècle plus tard par le travail de l’historien Gérard Noiriel, et popularisée par l’interprétation de l’acteur français Omar Sy dans le film Chocolat, sorti en 2016. Un parcours fulgurant dû à son talent, et notamment à sa manière de se jouer des préjugés raciaux existants dans la France de la Belle époque.
« Il va être reconnu pour ses talents d’artiste »
Car rien ne prédestinait le natif de la Havane, fils d’esclaves cubains, à cet incroyable destin sous les chapiteaux. Dès l’enfance, Rafaël Padilla* est acheté par un riche colon espagnol pour travailler dans une ferme près de Bilbao. Il s’enfuit vers l’âge de 14 ans, et enchaîne les petits boulots. Au cours de ses pérégrinations, il rencontre un clown déjà célèbre, le britannique Tony Grice. « Il réussit à se faire embaucher à Paris dans le très prestigieux Nouveau cirque, près de la rue Saint-Honoré, qui faisait aussi music-hall. Il est d’abord porteur de valises, puis cascadeur, c’est-à-dire celui qui prend des claques », assure Gérard Noiriel, auteur de deux ouvrages sur la vie du clown **. N’ayant pas d’état civil, c’est à ce moment-là qu’il devient « Chocolat », un terme péjoratif utilisé pour désigner les noirs.
Deux ans seulement après son arrivée, en 1888, il obtient déjà son propre spectacle, « Les Noces de Chocolat », inspiré du célèbre personnage de la commedia dell’arte Pierrot. « On l’appelait le Pierrot noir, ajoute l’historien. Son succès est déjà important. La presse salue son talent. C’est le premier artiste à faire découvrir le cake-walk, inspiré de la gestuelle des esclaves afro-américains, vingt ans avant Joséphine Baker, une danse qui donnera le hip hop des années plus tard ». Déjà, le clown tente de déjouer les clichés. « A l’époque, les noirs sont peu nombreux à Paris, et leur couleur de peau suscite l’étonnement et le rire. Il y a ces préjugés qui les comparent à des singes, ou de grands enfants naïfs, avec un regard paternaliste. Mais Chocolat va réussir à mettre en crise ces préjugés par la danse, le chant, et le mime. Il va être reconnu pour ses talents d’artiste », ajoute-t-il.
« Par le rire, il détourne les préjugés »
Déjà célèbre donc, Chocolat connaît son apogée lorsqu’il forme un mythique duo avec le clown britannique George Foottit, à partir de 1895. Leurs numéros mettent en scène le « clown blanc » maltraitant le pauvre « clown Auguste ». Dans le contexte colonial, la différence de couleur est une donnée « d’humour » supplémentaire. Le souffre-douleur Chocolat est d’ailleurs régulièrement moqué pour sa peau noire dans les comptes rendus journalistiques, comme ici dans le quotidien Le Soleil, le 19 avril 1896 :
« Une gifle, une taloche, un coup de cymbale, et Foottit cabriole devant les spectateurs qui lui font une ovation. [Il] exécute entre-temps un double saut périlleux, retombe sur ses jambes, adresse un gracieux sourire à l’auditoire, et trouve encore le temps d’allonger un coup de pied au pauvre Chocolat, cible indiquée des moqueries et des mornifles et qui – comme dit son plaisant bourreau – ne se voit jamais blanc, le pauvre ! »
Mais Gérard Noiriel insiste sur l’inventivité du duo, qui lui vaudra d’être immortalisé par les frères Lumière. Il évoque la faculté de Chocolat d’aller, une fois encore, au-delà des préjugés. « La violence physique existait déjà dans la tradition des clowns. Mais eux inventent le père sévère et l’enfant espiègle, qui se détourne de l’autorité. Chocolat n’est pas qu’un souffre-douleur passif, il fait des pieds de nez et rend aussi les gifles ». Dans le spectacle « Paris Ballon », en 1905, le duo contourne un peu plus les stéréotypes. « Foottit et Chocolat se déguisent en femmes pour séduire un bellâtre parisien. Mais ils se trompent de maquillage et échangent leur couleur de peau, donnant lieu à des quiproquos comiques », poursuit l’historien. « Chocolat réussissait ainsi à incarner des personnages qui déroutaient le public par rapport aux rôles classiques qu’on attribuait traditionnellement aux noirs. Par le rire, il détourne les préjugés ».
La publicité, la bande dessinée et même l’industrie des jouets s’emparent du célèbre duo. Il reçoit aussi la médaille du mérite républicain pour ses spectacles devant des enfants malades, dessinant la figure du clown thérapeute. « C’était une vraie star, notamment chez les enfants, qui se font offrir sa figurine. Mais il va connaître le déclin. Petit à petit, les clowns perdent de leur aura au profit de la boxe, du cyclisme, et des débuts du cinéma », ajoute Gérard Noiriel.
En novembre 1909, il doit même répondre au journal Le Temps pour démentir l’annonce de sa mort, publiée la veille dans le quotidien. Sa réponse, clownesque jusque dans l’écriture, indique à « l’intelijean journalise » qu’il est bel et bien vivant. « Vous pouvez ajouté que je n’ai pas même blanchi », écrit-il.
Fin de vie dans la misère
Les préjugés restent d’ailleurs tenaces. Dans sa vie personnelle, où sa relation avec Marie Hecquet, une femme blanche, ne sera jamais acceptée. Comme dans sa vie professionnelle. Ainsi, quand l’histoire avec Foottit s’achève, Chocolat peine à obtenir le même succès en solo. Il tente une carrière dans le théâtre, en vain. « Il fait un bide total avec une pièce d’un grand auteur de l’époque sur Moïse, en 1911. Les comptes rendus dans la presse sont affligeants. A l’époque, un noir pouvait être clown, mais pas comédien. C’était en quelque sorte son plafond de verre », assure Gérard Noiriel.
Il revient au cirque avec Eugène, l’un des fils de Marie Hecquet, qu’il a adoptés. « C’était probablement son père biologique, car Eugène lui ressemblait. Leur duo, « Tablette et Chocolat », était encore une manière de jouer sur les stéréotypes, de s’en amuser », dit le spécialiste. Le clown sombre ensuite dans la dépression et l’alcoolisme, marqué par la mort de sa fille d’une tuberculose en 1913. Chocolat s’éteint à 49 ans dans la misère et l’anonymat au cours d’une tournée quatre ans plus tard, et sera inhumé dans le carré des indigents du cimetière protestant de Bordeaux.
* Rafael est désigné par le patronyme « Padilla » pour la première fois dans son acte de décès, le 4 novembre 1917.
** « Chocolat clown nègre. L’histoire oubliée du premier artiste noir de la scène française » (Bayard, 2012), et « Chocolat. La véritable histoire d’un homme sans nom », (Bayard, 2016).