Main photo Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 2)

Vise le soleil - Maître Gims (CHAPITRE 2)

  • Par Mortuus
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Mes parents se sont très vite rendu compte qu’ils étaient dans un pays, dans un environnement, dont les rouages leur échappaient. Au début, mon père était le seul des deux à travailler ; il n’avait pas pu rapatrier son argent du Zaïre, et nous vivions d’expédients. Amoureux de la musique, il donnait bien encore un concert par-ci par-là, mais les beaux jours de la gloire étaient déjà loin.


  Quand nous étions encore petits, Saty, Afi et moi avons été placés par l’Aide sociale à l’enfance dans un pensionnat à Forges-les-Bains, en région parisienne. Fitscha, elle, était trop jeune pour y être accueillie. Ce n’était pas un orphelinat, puisque nous n’étions pas orphelins, mais il m’arrive parfois d’y penser en ces termes. Les parents n’étaient pas sur place. Ils venaient seulement nous récupérer le week-end. Toujours sans vraie situation, nous allions soit chez des amis qui pouvaient héberger toute la tribu, soit à l’hôtel, soit dans des squats.

  L’arrivée à Forges est gravée dans ma mémoire : je pleure, je pleure comme un fou, ravagé de terreur à l’idée que l’on m’abandonne. C’est la première fois que je me sépare vraiment de ma mère. La maîtresse me console sous l’œil un peu estomaqué des autres enfants : « Mais pourquoi il pleure comme ça ? » La maîtresse leur explique : « Il pleure parce que sa maman n’est pas là. » Après, ils viennent me chercher pour jouer avec eux.

  Il y avait là des enfants de toutes origines, des Turcs, des Yougoslaves, pas mal de gens d’Europe de l’Est, mais très peu d’Afrique noire – personne qui parle le lingala, en tout cas. Comme nous étions beaucoup de non-francophones (je pense notamment à mon ami Bekir, qui arrivait directement de Turquie et ne parlait pas un mot de français), on nous donnait des cours de langue : « la lune », « le soleil »… la base. On apprend vite quand on est petit, mais au début, sans langue commune, c’était quand même un sacré plongeon dans le grand bain.

  L’internat était divisé par groupe d’âges : les petits, les moyens, les grands. On dormait à une dizaine par dortoir. Mes frères et moi n’étions pas ensemble. Moi, à trois ans, j’étais chez les petits. Heureusement, on se voyait pendant les activités.

  La vie là-bas était très structurée. Petit-déjeuner, déjeuner, goûter, dîner ponctuaient la journée. La semaine, nous étions scolarisés, avec des activités de maternelle : peinture, constructions de bonshommes, chansons, jeux avec les copains. J’ai le souvenir d’un vélo que j’aimais beaucoup, source de disputes récurrentes avec l’un des autres enfants. C’était un tricycle blanc et jaune, avec des petites roues arrière. Il était rangé avec les autres vélos, bien alignés dans une maisonnette. À l’heure de la récré, pour mon rival et moi, c’était une course éperdue à qui l’atteindrait le premier. Le soir, les éducateurs nous donnaient le bain. Tous les petits attendaient en file indienne, debout, tout nus. On nous savonnait rapidement, on se rinçait, et hop, serviette, pyjama et au lit !

  Ce rythme, réglé comme du papier à musique, me plut rapidement, malgré la séparation.

  Il y avait des règles clairement établies : par exemple, quand on ne finissait pas son plat, on n’avait pas de dessert. C’est comme ça qu’un soir, malheur de malheur, j’ai raté la glace ! J’avais bien tout mangé, ou en tout cas bien fait semblant, mais je suis allé aux toilettes où j’ai tout recraché. Manque de chance, on m’a grillé. Et vlan ! Privé de dessert. L’éducateur qui s’occupait de nous a annoncé : « Pas de glace pour Gandhi ! » Et les voilà tous qui engloutissent la leur sous mon nez… Ce souvenir m’a marqué, parce que la glace était quelque chose de précieux : il ne fallait pas rater la glace, et j’avais raté la glace ! Mais ce n’était même pas une injustice : je n’avais pas fini mon plat.

  L’éducateur en question était par ailleurs un jeune type plutôt cool et sympa. C’est grâce à lui que j’ai appris qu’un prénom n’était pas forcément unique. Le choc ! Un jour, on me le présente : « Gandhi, voici Vincent. » Or, j’ai un cousin en Afrique qui s’appelle déjà Vincent. Je reste médusé : « Mais alors, il peut s’appeler Vincent, lui aussi ? Il y a deux Vincent ! »

  C’est là, dans ce pensionnat de Forges-les-Bains, que j’ai vraiment fait connaissance avec la France, ses traditions, ses fêtes de fin d’année, sa culture, tout ce qui rythme le quotidien d’un petit garçon.

  Il y avait Noël, bien sûr. Nous croyions tous dur comme fer au père Noël. Il n’y avait heureusement pas eu de grand assez sournois pour briser le mythe ! Nous avions fait une petite liste : moi, j’avais demandé une voiture télécommandée. On nous avait expliqué pourquoi personne ne voit jamais le père Noël : quand il descend dans la maison, il répand une poudre pour endormir les enfants. Le soir venu, évidemment, nous avons malgré cela voulu en avoir le cœur net. Nous avons lutté de toutes nos forces pour veiller, mais peine perdue. Tout ce petit monde s’est écroulé de fatigue bien avant d’apercevoir le premier coin de manteau rouge… Et pourtant, le lendemain, la meilleure preuve était là, au pied du sapin : les cadeaux étaient arrivés pendant la nuit, avec, incroyable, nos noms dessus ! Je me souviens encore de l’extraordinaire joie de déballer ce paquet et d’y découvrir la voiture tant rêvée.

  Comme le père Noël, la petite souris passait à Forges-les-Bains. Un soir, j’avais mis une dent sous l’oreiller ; quand je me suis réveillé, il y avait un cadeau. Nous en parlions entre nous, fascinés : « Il y a une souris qui passe et qui laisse des cadeaux ! Tu l’as vue, toi ? C’est un truc de fou ! Elle est passée, la souris ? Bien sûr, elle est passée ! »

  On nous jouait des cassettes vidéo dans une petite salle avec une télé et un magnétoscope. Le jour où nous avons vu E. T. l’extraterrestre pour la première fois, ça a été de la folie : tout le monde a pleuré. Quand E. T. repart dans son petit vaisseau, « E. T. téléphone maison », c’est quelque chose !

  Je vivais dans un monde imaginaire à la Peter Pan, peuplé de créatures fantastiques et bienveillantes. Le soir, on nous lisait des histoires. Une éducatrice, un jour, m’avait raconté que si, après avoir lu un livre, tu t’endormais avec la tête dessus, tu rêverais de l’histoire. Après ça, j’avais tout fait pour glisser un conte de fées sous l’oreiller.

  C’est encore à Forges-les-Bains que j’ai découvert l’artiste qui m’a accompagné toute mon enfance : Michael Jackson. C’était la fête de fin d’année. Je revois mon frère Afi déguisé en Michael Jackson, dansant sous l’œil attentif de mon père dans le public. Je suis devenu un fou de Michael Jackson. J’aurais aimé le rencontrer… Mais il est parti trop tôt.


  Quand je repense à cette époque, ce n’était pas un cauchemar, loin de là. Mais ce sont des souvenirs qui me rendent un peu triste. Avec le recul, je me rends compte à quel point la situation était terrible : des tout petits enfants, placés en internat parce que leur famille, sans papiers et sans domicile fixe, est trop instable pour s’occuper d’eux… Et mes parents, pendant ce temps-là, que faisaient-ils, où étaient-ils, sur quelle galère voguaient-ils ? Encore aujourd’hui, cela fait partie des passages trop noirs dont ils ne parlent pas. Ils nous récupéraient le week-end, voilà tout. Avec l’insouciance de l’enfance, nous jouions et racontions les menus événements de notre semaine sans vraiment nous préoccuper de ce qui se passait dans la tête et dans le monde lointain des adultes.

  J’ai gardé en mémoire une scène qui illustre bien cette distance de part et d’autre. Un week-end, à l’hôtel, mon père tentait de se reposer, allongé sur le lit. Le zébulon turbulent que j’étais cabriolait autour de lui, sautant, gesticulant, rebondissant, jusqu’à ce qu’une galipette ratée m’envoie valser à terre, cul par-dessus tête. Mon père ne s’est pas levé pour m’aider ou me consoler. Avant même que j’aie eu le temps de pleurer, très calme, sans hausser la voix, il m’a dit d’un ton que je n’ai jamais oublié : « Eh bien ! Tu vois ? Tu vois ce que tu fais ? »

  C’est nous qui avons appris le français à nos parents. Ils avaient quelques notions en arrivant (au Zaïre, qui était une ancienne colonie belge, le français était malgré tout assez répandu), mais à la maison, entre eux, avec leurs amis, c’était lingala, lingala, lingala. Pour des enfants, surtout dans un contexte aussi précaire, il n’est pas facile de gérer une double culture, une double langue. À cause de l’école, nous avons très vite délaissé le lingala.

  Quand ma mère nous parlait en lingala, nous lui répondions en français. Nous avons été, d’une certaine façon, un facteur d’intégration.


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